[Replay] Comment les docteurs peuvent-ils remettre du sens dans le débat public ?

Alors que la confiance dans la science s’érode, que les fake news se multiplient et que les décideurs publics sont peu nombreux à posséder un bac+8, quelle place pour les docteurs au cœur du débat public ? Plusieurs pistes de réponses ont été abordées lors du webinaire réalisé par Campus Matin et l’ABG, le 2 décembre 2021.

Cycle : Campus Matin

La crise sanitaire a mis la science au cœur du débat public. Et pour Jean-Luc Beylat, président de l’Association Bernard Gregory (ABG), le constat est frappant : la confiance dans la science s’est évaporée au fil du temps.

« La place de la science dans la société n’était pas contestée il y a 30, 40 ans et aujourd’hui on se rend compte qu’il y a des partages d’informations qui ont quitté la rigueur scientifique », observe le président de l’association pour l’accompagnement et la valorisation du doctorat qui fêtait son 40e anniversaire en 2020.

Dans un contexte marqué par le désordre informationnel, de premières explications et solutions émergent. Synthèse du webinaire tenu par Campus Matin et l'Association Bernard Gregory qui explore ces questions.

Les problématiques

Un écart entre le discours scientifique et médiatique

En premier lieu, c’est la diffusion de l’information scientifique dans le débat public, qui pose problème. « Les résultats scientifiques sont d’un côté et le traitement médiatique et politique qui prend beaucoup de place est de l’autre… et il n’y a pas de dialogue efficace entre les deux », regrette Tania Louis, médiatrice scientifique et conceptrice de contenus pédagogiques.

Marjorie Meunier, socioanthropologue d’entreprise et fondatrice d’Alterna R&D, pointe également un traitement des sujets scientifiques peu clairs ou mal adaptés : « Il y a des discours dans tous les sens et finalement les gens ne s’y retrouvent plus et c’est tout à fait logique ».

En France, la science remise en question

Des chercheurs au coeur de la cité : c’est ce qu’aimerait voir Gilles Babinet - © C. Etien
Des chercheurs au coeur de la cité : c’est ce qu’aimerait voir Gilles Babinet - © C. Etien

Dans l’Hexagone, la parole scientifique est interrogée.  « Des études sur le complotisme ont montré que les États-Unis et la France se distinguent », rapporte Gilles Babinet, co-fondateur d’Isotope Energy et co-président du Conseil national du numérique. Par ailleurs, en comparaison avec les grands acteurs européens, « ce qui me frappe, c’est que le chercheur en France n’est plus au cœur de la Cité, ne prend pas part au débat, ou très peu », poursuit-il.

En outre, « dans la discussion générale ce qui relève des faits est très vite mélangé avec ce qui relève des interprétations et des prises de décisions politiques », observe Tania Louis.

Comment expliquer ce constat ? On observe en France, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne que très peu de décideurs publics ont une formation scientifique et encore moins à posséder un doctorat. « Il en résulte une perte de l’information scientifique », dit Jean-Luc Beylat.

Un manque de temps et de moyens

Autre piste : « La recherche et l’ESR sont sous-financés », estime Gilles Babinet. Et cela impacte la capacité des chercheurs à participer au débat public.

« On consacre 3.,5 points de PIB pour la recherche et l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) en France, seul pays de l’OCDE où on dépense plus dans la force militaire que dans la recherche au niveau de l’état.

La moyenne des pays de l’OCDE se situe à 4.,8 % de PIB. L’ESR est le grand absent des politiques publiques sur les 15 ou 20 dernières années. La LRU, dernière grande réforme, est assez incomplète.

Aujourd’hui, un chercheur est en condition de stress économique chronique : il passe son temps à chercher des financements, on lui demande de faire de l’enseignement et en plus de participer au débat public », dépeint le co-président du Conseil national numérique.

Les solutions

Remettre les chercheurs au cœur de la cité

Jean-Luc Beylat est également président de Nokia Bell Labs France - © Copyright :SEb Lascoux
Jean-Luc Beylat est également président de Nokia Bell Labs France - © Copyright :SEb Lascoux

« Il faut que les scientifiques haussent le ton, sans tomber dans le travers de parler de sujets sur lesquels ils ne sont pas experts.  Il faut plus inciter les doctorants et scientifiques à aller dans le débat public, expliquer en quoi une démarche est questionnable mais aussi partager ce qu’on apprend dans l’apprentissage scientifique : le doute, le partage avec les pairs… », argue Jean-Luc Beylat.

Une notion scientifique manque notamment au débat : « Corrélation n’est pas conséquence, ce qu’on apprend très vite en science mais qui n’est pas évident pour les gens qui n’ont pas fait cette démarche-là  », souligne Tania Louis.

C’est donc en se présentant comme une figure de confiance et s’en tenant aux faits, que le chercheur doit prendre sa place dans le débat public. « Le chercheur apporte ses compétences techniques et méthodologiques et sa crédibilité, ce qui va avec une certaine responsabilité et rigueur », ajoute-t-elle.

Le chercheur, mais pas seulement ! « Les docteurs et les personnels de recherche sont un des acteurs de diffusion des informations scientifiques », indique la docteure. Sans oublier « les médiateurs, centres de science, associations mais aussi les enseignants. »

Une formation aux médias nécessaire

Tania Louis avertit sur les réactions, parfois virulentes, suite à la prise de parole publique sur des sujets controversés - © D.R.
Tania Louis avertit sur les réactions, parfois virulentes, suite à la prise de parole publique sur des sujets controversés - © D.R.

Pour donner aux docteurs la parole, il faut néanmoins que ceux-ci soient formés à une approche différente de l’habituelle communication entre pairs, via les colloques.

« Il y a une vraie différence entre participer au débat public face à un public bienveillant et intervenir dans les médias, indique Tania Louis qui en a fait l’expérience. Pour s’exprimer sur un sujet d’actualité, la formation des docteurs n’est pas assez développée dans ce domaine. »

La parole médiatique est limitée en temps et lorsqu’il s’agit de sujet controversé, « il faut savoir se protéger des retours parfois violents ».

« On forme les chercheurs à communiquer mais avec les autres membres de la recherche, avec un langage académique, explique Marjorie Meunier. Il est difficile de vulgariser pour que ce qu’on dit soit compréhensible [pour des non-initiés] ; ça, on ne me l’a pas appris. »

Le rôle d’internet et de l’open data

Dans le monde de l’open science, les avancées scientifiques sont plus accessibles que jamais. « Internet a complètement repensé le paradigme de la recherche avec un certain nombre de plateformes comme arXiv. Cette horizontalisation du monde elle est aussi problématique pour la France qui a une fascination pour la verticalité », analyse Gilles Babinet.

Marjorie Meunier travaille avec les managers, ingénieurs et start-up en incubation et leur enseigne « des méthodes pour aller vers une démarque de recherche ». - © D.R.
Marjorie Meunier travaille avec les managers, ingénieurs et start-up en incubation et leur enseigne « des méthodes pour aller vers une démarque de recherche ». - © D.R.

Des initiatives existent de mise à disposition d’informations scientifiques à destination du grand public comme Kezacovid19, un collectif de bénévoles produisant des documents vulgarisés (infographies, articles, synthèses…) sur la pandémie de Covid19. Une démarche positive qui ne suffit néanmoins pas à enclencher un véritable changement.

« Le chercheur est vecteur de données et il les communique par certains canaux. Est-ce que les chercheurs communiquent mal ? Est-ce que les canaux ne sont pas adaptés ou est-ce que les médias ne s’y penchent pas, car ce serait trop complexe ? », se questionne Marjorie Meunier.

Une chose est sûre : la communication du chercheur auprès grand public est à parfaire et cela « au travers d’initiatives numériques ou d’autres plateformes dans des logiques de participation citoyenne », estime Gilles Babinet.