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Témoignage : la tenure track, « un challenge sans que cela ne devienne nocif »

Par Marine Dessaux | Le | Concours/recrutement

Doctorat aux États-Unis, post-doc en Allemagne et professeur assistant à Sciences Po Paris, Philipp Brandt en a connu des systèmes académiques ! Campus Matin lui a demandé de partager son expérience et sa vision de la « tenure track », dont la possible généralisation en France fait aujourd’hui débat.

C’est à l’université Columbia que Philipp Brandt a commencé ses travaux de data scientist. - © Pixabay/lc3105
C’est à l’université Columbia que Philipp Brandt a commencé ses travaux de data scientist. - © Pixabay/lc3105

C’est la mesure qui crée la controverse ! La possible création par la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) de chaires de « professeur junior » ou de « directeur de recherche junior », qui s’inspire de la tenure track anglo-saxonne ou allemande, fait l’unanimité contre elle, au moins du côté des organisations syndicales.

Ce contrat pouvant déboucher sur une titularisation, existe déjà à Sciences Po Paris. Dès 2009, la tenure track y a été mise en place avec, dans l’idée, que le poste obtenu à la suite de ce contrat soit considéré comme l'équivalent d’un professeur des universités.

Qu’en pensent les premiers concernés ? Nous avons posé la question à Philipp Brandt, professeur assistant à Sciences Po Paris, c’est-à-dire enseignant-chercheur en tenure track.

Un regard d’autant plus intéressant qu’il a fait l’expérience du système allemand et américain avant de découvrir, cette année, la complexité du système de recrutement français.

La tenure track : une réalité différente selon les pays

Vous avez débuté votre carrière à l'étranger. Quelle était votre vision de la tenure track avant d’y accéder à Sciences Po Paris ?

Philipp Brandt - © D.R.
Philipp Brandt - © D.R.

 Philipp Brandt : J’ai grandi académiquement aux États-Unis : la tenure track était tout ce que je connaissais ! Avant mon arrivée, il y avait des controverses au sein de la Columbia University et d’autres université américaines parce que de jeunes professeurs étaient recrutés en tenure track mais pas titularisés.

Mais un changement s’est opéré dans les années où j’ai complété mon doctorat et les choses ont changé. Les professeurs seniors soutenaient beaucoup les juniors dans l’obtention de la titularisation. La tenure track pour moi, c’était quelque chose d’intimidant, mais pas de menaçant.

Comment cette perception a-t-elle évolué ?

Après avoir été post-doc dans le système allemand, j’ai été content d’apprendre l’existence du système de tenure track à Sciences Po ! En Allemagne, on sait qu’entre le doctorat et la titularisation, il y a une longue période où il faut être mobile et enchaîner les contrats.

En Allemagne, les tenure tracks à l’américaine commencent à apparaître

Le poste de professeur junior, qui a été créé comme intermédiaire entre post-doc et professeur, ne permet pas une titularisation automatique et on ne peut rester professeur junior que six ans.

À la fin de la deadline, il faut trouver un autre établissement pour conserver ce statut. Cependant, depuis une ou deux années, les tenure tracks à l’américaine commencent à apparaître. 

Le système de Science Po a l’avantage d’être pensé pour mener à la titularisation. Il y a des gens qui regardent par-dessus mon épaule, mais j’ai quand même plus de liberté que si j’avais travaillé pour un professeur en Allemagne.

Son parcours à Sciences Po : un poste de professeur à l’horizon

À Sciences Po, quelles sont les conditions requises pour accéder au poste de professeur, à la fin de la tenure track ?

Il faut publier des articles, mais il n’y a pas nombre précis, cela dépend du projet de recherche. Avant la fin de la tenure, je dois avoir publié un livre et être assez avancé dans un second projet pour avoir les éléments d’un deuxième livre.

Un concept abstrait au début

Ces conditions à remplir correspondent à ce que je faisais jusqu’à maintenant et ce que j’aurais fait de toute façon donc la transition se fait en douceur. D’autant plus que mes collègues du CSO (Centre de sociologie des organisations, unité mixte de recherche entre Sciences Po et le CNRS) sont très accueillants et me conseillent. La tenure track, qui était un concept abstrait au début, est restée un challenge sans que cela ne devienne nocif.

J’ai commencé mon travail comme professeur assistant en septembre, je n’ai pas encore reçu de retour formel, mais j’échange régulièrement avec le directeur du CSO. Mes collègues me disent que je suis bien intégré dans la communauté académique, mais ça ne touche pas directement à mon travail dans la tenure track.

Quels sont vos projets actuels ?

Je finis mon projet de recherche actuel sur la data science et mon été sera dédié à écrire quelques chapitres de mon livre ainsi que les articles sur lesquels je travaille.

Si tout se passe bien, quel âge aurez-vous quand vous serez titularisé ?

J’approcherai les 40 ans, ce qui est un peu tardif pour devenir professeur. J’ai du retard à cause de mes années de post-doctorat en Allemagne.

En France, l’âge moyen d’accès au poste de professeur est de 46 ans, vous êtes plutôt en avance !

J’ai le système américain en tête, là-bas c’est un peu plus rapide, notamment parce qu’être professeur ne signifie pas tout à fait la même chose. Cela dit, si je deviens professeur des universités aux alentours de la quarantaine, ça m’ira très bien !

Pas d’inquiétude au quotidien

Aujourd’hui, pour vous, quels sont les points négatifs et positifs de la tenure track ?

C’est la suite automatique, je n’ai pas de fort ressenti ni positif ni négatif. Certes, ça peut être angoissant d’avoir une date limite, de voir le temps qu’il faut pour avoir des retours, pour que le processus de publication se déroule, etc.

Mais l’incertitude, l’inquiétude, ne font pas partie de mon expérience quotidienne. J’écris, j’enseigne, je suis actif au sein du Centre de sociologie des organisations, dans des conférences, des discussions, des déjeuners… Dans ma vie de tous les jours, ce qui est bien plus important c’est de m’intégrer à la vie de la communauté académique.

Un point positif c’est la durée de ce contrat, « l’horloge » de la tenure est très généreuse. L’évaluation de mi-parcours arrive bien sûr un relativement tôt et ça peut être une source d’angoisse. Mais à mon avis, c’est un problème qui advient quand on idéalise trop le milieu académique, ce qui est souvent le cas.

Parfois, être chercheur, c’est long, frustrant surtout que la concurrence est féroce, qu’il y a une inquiétude permanente que quelqu’un sorte plus vite un article sur notre sujet.

Je donne tout ce que j’ai pour y arriver

Ces inconvénients ne me découragent pas, j’aime beaucoup mon travail et je travaille dur pour pouvoir continuer à le faire encore longtemps.

S’il s’avère que mes recherches ne sont pas publiées, il vaudra probablement mieux que je trouve autre chose. Mais pour l’instant, je donne tout ce que j’ai pour y arriver.

En France, un système complexe peu connu

Comment appréhendez-vous le système de recrutement des chercheurs français ?

C’est fascinant d’apprendre à connaître ce système. À Sciences Po, il y a des maîtres de conférences qui viennent d’autres universités, des chercheurs du CNRS, des professeurs assistants et des professeurs des universités. C’est passionnant de voir comment ça se passe pour mes collègues. En France, il y a tellement d’options de carrière pour un chercheur !

Aux États-Unis, être très diplômé est mal perçu en dehors de l’université, c’est considéré comme une perte de temps. Alors qu’en France, un chercheur peut trouver des missions intéressantes dans différents instituts. 

Une expérimentation intéressante pour quelqu’un qui cherche la bonne structure

Si vous aviez connu les différentes options de carrière pour un chercheur en France, auriez-vous opté pour autre chose ?

Je n’aurais pas fait les choses différemment, je suis content d’être en tenure track tout comme j’apprécie le fait que d’autres options existent. J’aime ce principe de recruter quelqu’un qui peut s’en aller, qui permet d’expérimenter. Une expérimentation qui peut être négative pour ceux qui n’aiment pas cette situation incertaine, mais qui est intéressante pour quelqu’un comme moi, qui cherche la bonne structure pour poursuivre ses recherches.

Son parcours

2007-2010 : Philipp Brandt valide une licence de sciences sociales intégrée à la Jacobs University de Brême, en Allemagne.

• 2010-2016 : Il se rend aux Etats-Unis pour compléter un master et un doctorat de sociologie à l’université de Columbia.

• 2016-2019 : Il rentre en Allemagne, à l’Université de Mannheim et travaille en post-doctorat. Sa mission consiste à donner deux cours par semestre, assister un professeur senior, mais il a également la possibilité d’approfondir son sujet de recherche sur les nouvelles carrières de l’âge numérique.

• Septembre 2019 : Il débute une tenure track à Sciences Po Paris. Il s’agit d’un contrat de plusieurs années avec un évaluation de mi-parcours au bout de trois ans.

• Ses travaux : il étudie les professions émergentes, le travail d’expert et ses effets dans des contextes historiques, économiques et technologiques. Son projet principal analyse la construction d’une identité professionnelle de « data scientist » dans la communauté technologique de la ville de New York. Il débute une nouvelle recherche et se concentre sur le métier en voie de disparition des chauffeurs de taxi jaune.