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Les enseignants-chercheurs et le « blurring » : récit d’une prédisposition

Par Marine Dessaux | Le | Personnels et statuts

L’équilibre des temps de vie et les frontières entre les sphères professionnelle et privée ont été particulièrement affectés durant la période de confinement. Les premiers résultats d’une étude menée par Adoc Mètis et News Tank témoignent notamment d’un impact important chez les enseignants chercheurs. Trois chercheurs en sciences de gestion associés à ce travail livrent leur analyse.

De nombreux enseignants chercheur ont du mal à concilier la responsabilité familiale et l’activité. - © D.R.
De nombreux enseignants chercheur ont du mal à concilier la responsabilité familiale et l’activité. - © D.R.

Cette tribune analyse une partie des résultats de l’enquête « Vivre et travailler confiné dans l’ enseignement supérieur, la recherche et l’innovation » à laquelle ont répondu 633 personnes.

Imaginée par News Tank, média des équipes de direction dans l’enseignement supérieur et la recherche (dont Campus Matin est le site ouvert) et le cabinet Adoc Mètis, elle visait à appréhender la manière dont les personnels et dirigeants de l’enseignement supérieur ont réagi au confinement.

Les auteurs de cet article (voir encadré) ont été associés à la conception et à l’analyse de l’étude.

« Il ne compte pas son temps » : s’investir ou surinvestir ?

Le sujet de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle a été largement documenté. On sait par exemple qu’il concerne en général plus fréquemment les cadres, car ils sont impactés frontalement par les changements qui ont contribué au déséquilibre des temps de vie, quand ils n’ont pas eux-mêmes participé activement à ces changements.

Il y a encore quelques années, la question se posait en jours de congés, tandis qu’aujourd’hui elle semble davantage concerner le temps quotidien. En introduisant de nouveaux outils et de nouveaux rythmes, la transition digitale n’y est d’ailleurs pas étrangère.

Plus de 25 % des cadres déclarent par exemple travailler pendant leurs vacances, alors même que la loi française, et plus particulièrement le droit à la déconnexion, ne les contraint pas à rester joignables en dehors de leurs horaires habituels. Il y a donc quelque chose d’autre qui se joue que la simple question du temps et de sa répartition.

Romain Pierronnet, Hugo Gaillard, Tarik Chakor ont travaillé sur l'étude News Tank - Adoc Mètis. - © D.R.
Romain Pierronnet, Hugo Gaillard, Tarik Chakor ont travaillé sur l'étude News Tank - Adoc Mètis. - © D.R.

Compter son temps devient impossible : fermer les frontières ?

Blurring : l’estompement entre les différentes sphères, entre les différents temps de vie

Une autre approche est possible, plus poreuse et plus récente, et consiste à aborder le sujet de la conciliation des temps au prisme des frontières, et plus particulièrement de leur effacement. Le blurring, que l’on peut traduire de l’anglais par le « floutage », concerne l’estompement entre les différentes sphères, entre les différents temps de vie.

Cette approche par les frontières entre les temps dépasse donc le simple constat d’un temps professionnel qui prendrait (trop) largement le pas sur le temps personnel, pour aborder la question des multiples allers-retours quotidiens entre les sphères professionnelles et personnelles, y compris lorsque ces allers-retours sont de moins en moins perceptibles par les individus concernés par le phénomène.

Une prédisposition au blurring chez les enseignants-chercheurs ?

De nombreuses études concernant les motivations à l’accès à la carrière d’enseignant-chercheur mettent en avant des valeurs dites d’adhésion. On y retrouve notamment la liberté, l’indépendance ou encore l’autonomie, trois composantes essentielles pour la formation comme pour la recherche.

Les mêmes études abordent également la question de l’implication des enseignants dans leur profession d’une part, et dans leur organisation d’autre part. Ces travaux mettent en avant un fort attachement des individus à la fois à leur institution de rattachement, et à la « maison université » en général, mais aussi à leur profession, et ce de manière « affective ».

Un rapport émotionnel et une identification forte à l’institution

Dit autrement, cela signifie que les enseignants-chercheurs ont en majorité un rapport émotionnel et une identification forte à leur institution, mais aussi à leur profession. Ceci n’est pas sans faire écho à la « motivation de service public » qui l’anime.

Ainsi, il semblerait que les enseignants-chercheurs présentent une prédisposition générale à surinvestir la sphère professionnelle, notamment en contexte de crise, par exemple par crainte de voir leur institution affectée ou leur métier dévalorisé aux yeux du grand public. Les résultats de l’étude News Tank & Adoc Métis 2020, semblent appuyer cette prédisposition naturelle au blurring.

« Les enseignants-chercheurs présentent une prédisposition générale à surinvestir la sphère professionnelle » - © Conférence des présidents d’université - Université de Haute-Alsace
« Les enseignants-chercheurs présentent une prédisposition générale à surinvestir la sphère professionnelle » - © Conférence des présidents d’université - Université de Haute-Alsace

L’impact du confinement : le blurring… mais pas que !

L’étude permet tout d’abord de faire ressortir des constats qui relèvent de l’organisation spatiale du travail. Ainsi, plus de 15 % des répondants ont assuré la continuité de leur activité dans une pièce commune, non isolée.

« Nous sommes trois à travailler dans la même pièce avec des conf call et autres donc c’est moins facile de se concentrer. Il faut aussi gérer les enfants et les accompagner dans leur scolarité donc cela coupe et prend du temps. »

Cet effacement des frontières entre les individus est aussi l’occasion pour certains membres de la famille d’avoir un aperçu, même involontaire, des relations de travail entre les enseignants et leurs collègues, ce qui peut avoir des conséquences sur l’estime de soi.

« Ils ont été [ses enfants] témoins de visioconférence où des collègues m’ont très mal parlé ; mon fils de 11 ans m’a dit, à propos d’un collègue  »mais il te méprise ce mec« … C’est encore plus dur à encaisser. »

De nombreux enseignants chercheurs, et dans plusieurs disciplines, mettent en avant la difficulté à concilier la responsabilité familiale et la continuité de l’activité professionnelle. Ce constat semble aggravé en situation de parentalité isolée.

L’occasion de retrouver des liens familiaux délaissés

Par ailleurs, pour d’autres enseignants-chercheurs, cette situation est aussi l’occasion de retrouver des liens familiaux délaissés, grâce aux temps de repas, de pauses, et à la suppression des temps de trajet. Cela constitue pour certains une découverte de l’un des bienfaits déjà connus du télétravail.

Toutefois, plus de la moitié des répondants jugent qu’ils sont moins performants du fait du confinement, et plus de 10 % d’entre eux insistent sur la fatigue qu’ils ressentent.

Un paradoxe émerge : alors que la présence est accrue au domicile, le travail semble s’intensifier chez certains enseignants-chercheurs. Cela entraîne des incompréhensions du cercle familial qui s’attendait à plus de disponibilité. Cela reflète un besoin d’accompagnement au travail à distance équipé chez les mêmes professionnels.

Quelques pistes à l’usage des enseignants-chercheurs

Plus généralement, un besoin d’accompagnement, d’outils, de conseils se fait sentir chez les répondants enseignants-chercheurs. Ce besoin est associé à une crainte vis-à-vis de l’avenir : beaucoup sont notamment préoccupés par la reprise de leurs cours en présentiel, bien que la situation semble s’éclaircir, mais aussi la manière dont ils vont pouvoir poursuivre leurs recherches.

Des frontières spatiales, sociales et temporelles nécessaires

Allègement des frais liés à la garde des enfants, horaires plus souples (et plus poreux), temps familial accru (encore que), les avantages d’une situation de télétravail semblent a priori beaucoup plus importants que les inconvénients. Encore faut-il redessiner les frontières dans un contexte particulier de télétravail subi. Ces frontières sont spatiales (un bureau si possible), sociales (les interactions privées sont réservées aux temps de pause), et temporelles (les horaires existent aussi en télétravail).

Aussi, le télétravail ne constitue pas pour autant un outil idéal de conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. Il requiert apprentissage(s) et adaptation(s), au détour de conseils et de bonnes pratiques en faveur d’une véritable hygiène professionnelle, pour que la crise sanitaire ne se prolonge pas en une crise de la santé au (télé)travail

Les auteurs

Hugo Gaillard, docteur en sciences de Gestion, ATER, Le Mans Université, Argu’Mans.
Romain Pierronnet, docteur en sciences de gestion, Consultant, Adoc Métis, chercheur associé IRG.
Tarik Chakor, docteur en sciences de gestion, maître de conférences, Université Savoie Mont Blanc, IREGE.