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Les violences et dérives contre les enseignants-chercheurs « restent minoritaires »

Par Isabelle Cormaty | Le | Management

Harcèlement, diffamation ou menaces… les formes que prennent les violences contre les agents du supérieur sont multiples, mais « restent minoritaires » d’après la ministre de l’ESR. Une étude de la Direction des affaires juridiques permet d’en savoir plus sur les motifs des demandes de protection fonctionnelle.

 80 % des demandes de protection fonctionnelle concernent des atteintes à l’intégrité des agents. - © kirill_makes_pics (Pixabay)
80 % des demandes de protection fonctionnelle concernent des atteintes à l’intégrité des agents. - © kirill_makes_pics (Pixabay)

Les dérives contre les enseignants-chercheurs « minoritaires »

« Les dérives, si elles existent et pour révoltantes qu’elles soient, restent minoritaires », affirme la ministre de l’ESR, Sylvie Retailleau lors de son audition au Sénat le 11 juillet dernier. Interrogée par les membres de la mission sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes, elle cite quelques chiffres : 

  • dans les établissements du supérieur, 265 agents ont demandé une protection fonctionnelle en 2022 et 71 % ont eu leur demande accordée ;
  • dans les organismes de recherche, 43 agents l’ont demandée, avec un taux d’octroi de 56 %.

Qu’est-ce que la protection fonctionnelle ?

Créée en 1983, la protection fonctionnelle désigne les mesures de protection et d’assistance due par l’administration à tout agent victime d’une infraction dans l’exercice de ses fonctions ou en raison de ses fonctions (menaces, injures, violences, diffamation, harcèlement, outrages, atteintes aux biens…), de la part de ses collègues ou de personnes extérieures, sauf dans les cas où il a commis une faute.

La protection fonctionnelle concerne les fonctionnaires, mais aussi les contractuels depuis 1996 et l’ensemble des ayants droit des agents depuis 2016 (conjoint, enfants, ascendants…). Les demandes sont accordées par les chefs d’établissement, sauf dans le cas où le chef d’établissement est mis en cause ou à l’origine de la demande. Les recteurs de région académique prennent alors le relai.

Des chiffres issus d’une enquête de la DAJ

Les données présentées par Sylvie Retailleau devant les sénateurs proviennent d’une enquête sur la protection fonctionnelle réalisée par la Direction des affaires juridiques (DAJ) commune aux ministères de l’éducation nationale, de l’ESR et des sports. 143 établissements publics d’enseignement, 27 Crous et, pour la première fois, 12 organismes de recherche ont été interrogés. Le taux de réponse à l’enquête s’élève à 86 %. 

Guillaume Odinet est directeur des affaires juridiques aux ministères de l'éducation nationale, de l’ESR et des sports. - © D.R.
Guillaume Odinet est directeur des affaires juridiques aux ministères de l'éducation nationale, de l’ESR et des sports. - © D.R.

« Les établissements du supérieur accordent la protection fonctionnelle aux personnels qui leur sont rattachés. La DAJ est compétente sur ce sujet pour le ministère. Dans ce cadre, les établissements nous consultent parfois pour savoir s’ils doivent ou non attribuer la protection fonctionnelle dans telle ou telle situation. Nous voulions donc en savoir plus sur les différents chiffres et les pratiques d’attribution de la protection fonctionnelle », retrace Guillaume Odinet, directeur des affaires juridiques des ministères de l’éducation nationale, de l’ESR et des sports pour expliquer la genèse de cette étude qui sera publiée à l’automne. 

Quelles formes prennent les violences contre les enseignants-chercheurs ?

« Il n’y a pas d’évolutions majeures concernant les motifs de demandes de protection fonctionnelle entre les enquêtes réalisées en 2022 et 2023. Des exemples récurrents sont des cas de diffamation, d’injures, parfois de menaces, des cas avérés ou non avérés de harcèlement. De nombreuses demandes relèvent de conflits au travail », constate Guillaume Odinet.

Pour la ministre de l’ESR, certains agents font l’objet de menaces en lien avec leurs activités de recherche. « Les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l’objet de pressions, de menaces ou d’autres formes d’attaques ou de dénigrement, notamment sur les réseaux sociaux. Ces violences peuvent être liées, par exemple, aux activités de recherche qu’ils mènent. Je pense notamment aux chercheurs qui, dans le cadre de leurs recherches, sont amenés à faire des expérimentations animales », affirme Sylvie Retailleau.

Des pressions pour avoir signalé de graves manquements à l’intégrité scientifique.

« Elles peuvent aussi découler des thèses soutenues dans des publications scientifiques ou de l’exercice de leur liberté académique. Un enseignant-chercheur peut ainsi subir des pressions en raison des propos qu’il a tenus ou du contenu de ses cours. Les sujets relevant des sciences humaines et sociales, comme les sujets religieux, politiques ou sociétaux, comme le sujet trans-LGBT, sont les plus concernés. Enfin, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l’objet de pressions et de menaces pour avoir signalé de graves manquements à l’intégrité scientifique », détaille  la ministre.

Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue au CNRS a été placée sous protection policière fin mars, après la publication d’un ouvrage sur les Frères musulmans. - © D.R.
Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue au CNRS a été placée sous protection policière fin mars, après la publication d’un ouvrage sur les Frères musulmans. - © D.R.

Les sénateurs ont aussi interrogé plusieurs fois la ministre sur l’annulation ou le report de conférences d’enseignants-chercheurs ou chercheurs dans le cadre universitaire. C’est le cas récemment d’une conférence de l’anthropologue du CNRS, Florence Bergeaud-Blackler qui devait avoir lieu le 12 mai à Sorbonne Université. 

Dans un ouvrage publié fin janvier, la chargée de recherche analysait l’histoire et l’implantation en Europe de la confrérie des Frères musulmans. Après une « vague d’insultes, de calomnies et de menaces, dont des menaces de violences et de mort », elle est placée sous protection policière fin mars et obtient la protection fonctionnelle, raconte-t-elle à News Tank (abonnés).  

Les enseignants-chercheurs, premiers concernés par les demandes

Sur les 265 agents du supérieur ayant demandé la protection fonctionnelle, 69 % sont des enseignants-chercheurs, soit 182 agents. 31 % sont des bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, personnels sociaux et de santé (Biatss).

« Les demandes concernent surtout des conflits entre agents publics dans les deux tiers des cas. Les faits qui émanent d’usagers ou de tiers sont donc plus rares », note Guillaume Odinet.

Un taux d’octroi de la protection fonctionnelle en baisse

Dans les établissements publics du supérieur, le taux d’octroi de la protection fonctionnelle s’élevait à 86,5 % en 2020, à 85,7 % en 2021 (lire l'étude), contre 71 % en 2022, d’après l'étude de la Direction des affaires juridiques du ministère. Un chiffre à nuancer, car le taux de réponse à l’enquête a fortement évolué depuis 2020.

« La protection fonctionnelle est accordée dans la majorité des cas. Les demandes sont donc prises au sérieux par les établissements et nous n’observons pas ou très peu de mobilisation indue de la protection fonctionnelle », observe Guillaume Odinet.

Quelles réponses des établissements et du ministère ?

Outre l’octroi de la protection fonctionnelle, les chefs d’établissements peuvent prendre des mesures face à un risque de violences. « Il revient au président d’université, lorsqu’il est informé, d’autoriser ou non la tenue de conférences. L’interdiction doit découler d’une menace réelle à l’ordre public, mais je tiens à ce que l’université reste un lieu de débats, d’expression libre », rappelle la ministre.

Le Sénat a auditionné la ministre de l’ESR, Sylvie Retailleau le 11 juillet. - © D.R.
Le Sénat a auditionné la ministre de l’ESR, Sylvie Retailleau le 11 juillet. - © D.R.

Elle cite aussi une autre possibilité : « Dans l’hypothèse où un personnel ou un usager fait l’objet de menaces graves contre sa personne, le président d’université peut interdire l’accès des locaux à l’auteur des menaces, si celui-ci est identifié. Cette interdiction doit s’accompagner d’un signalement au parquet, ou éventuellement d’une plainte, permettant de signaler les faits à l’autorité judiciaire et de prolonger l’interdiction au-delà du délai de 30 jours. »

Sylvie Retailleau souligne également le rôle des différents référents dans les universités. « Mon ministère appuie les établissements dans la mise en œuvre de ces obligations, avec un réseau d’acteurs référents : le réseau des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense et des référents radicalisation. Il a un rôle actif d’accompagnement, de conseil et d’expertise, en apportant son appui aux établissements et aux rectorats pour l’instruction des situations les plus complexes ou soulevant des questions de droit nouvelles », précise-t-elle.

Une procédure qui se veut simple et rapide

« Il ne faut pas hésiter à demander la protection fonctionnelle. Cela se fait très facilement, pas besoin de produire beaucoup d’éléments ou de remplir un formulaire. Il faut simplement exposer les faits et transmettre les éléments justificatifs le cas échéant », conseille le directeur des affaires juridiques des ministères aux agents de l’ESR.

Concepts clés et définitions : #Biatss