Vie des campus

Face au défi écologique, repenser l’enseignement dans les écoles d’art et de design


Recyclage, réemploi, bilan carbone ou encore cours sur le vivant… Longtemps éloignée des préoccupations des créateurs, la question environnementale a fait son entrée dans les écoles d’art et de design. Si des freins culturels persistent sous différentes formes, les établissements s’engagent et engagent leurs étudiants dans la transition écologique.

Les enjeux de la transition écologique sont pris en compte par écoles d’art, via la récup notamment. - © Ensba Lyon
Les enjeux de la transition écologique sont pris en compte par écoles d’art, via la récup notamment. - © Ensba Lyon

Le vendredi après-midi, les étudiants se font rares entre les murs de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon (Ensba). Dans les étages de l’ancienne caserne militaire, on déambule librement parmi les travaux des futurs diplômés. L’œil saute d’une production à l’autre : un cheval esquissé sur une grande toile, des objets en impression 3D, une étrange installation composée de plaques métalliques et de bouteilles en plastique… Nombre d’entre elles sont encore inachevées.

Elles le resteront peut-être : les étudiants remplissent l’espace au gré de leurs expérimentations, testent différents matériaux, plusieurs techniques et parfois échouent ou renoncent… à la fin de l’année, une bonne partie de ce qui se trouve ici finira « à la benne », expliquent trois étudiantes en art croisées au quatrième. Quand on leur parle d’écologie, la réaction est unanime : « Le monde de l’art, c’est pas du tout écolo ! » s’exclame Laïs.

Sa camarade Elena, en troisième année, fait défiler sur son smartphone des photos d’un projet artistique auquel elle a participé. Sur l’écran on distingue des centaines de bouts de papier disposés sur le sol par forme et par couleur. « C’est le papier qu’on jette en une semaine, vous vous rendez compte ? Et il y a en a plein qui sont en parfait état », s’indigne la jeune femme.

Souvent « catastrophique », la gestion des déchets est un « enjeu important » pour les écoles d’art et de design, selon Julia Krisch, coordinatrice de la Fédération des récupérathèques, une association qui accompagne les établissements souhaitant mettre en place des « espaces collaboratifs dédiés à l’échange de matériaux de réemploi ».

Récupérer, réemployer, recycler

Les écoles commencent à se saisir de ces questions conformément à la volonté du ministère de la culture. Celui-ci a publié à l’automne 2023 un guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture qui se traduit par une série de mesures opérationnelles, dont la création d’un cadre d’actions et de coopération pour la transformation écologique, obligatoire pour les structures qui lui sont liées par un contrat de trois ans ou plus. En 2026, la totalité des écoles de l’enseignement supérieur culture devra notamment avoir intégré la transition écologique dans leurs référentiels pédagogiques.

À l’Ensba, le sujet est pris au sérieux. Professeurs et techniciens des ateliers incitent à récupérer, réemployer et recycler. La priorité est donnée aux matériaux les moins polluants, récupérés dans l’école ou auprès de partenaires engagés (institutions culturelles, ressourceries locales, entreprises, etc.).

« La règle, c’est de n’acheter que s’il n’y a vraiment pas d’autre choix possible », explique Jean-Charles Paumier, technicien de l’école depuis 2013. L’ancien régisseur d’expositions tient à transmettre aux étudiants une vision globale de la création. « Je ne peux pas me permettre de les lancer dans leur travail sans qu’ils comprennent d’où vient tel matériau, s’il est polluant ou pas, les moyens qu’il faudra mettre en œuvre pour le transformer ou l’usiner, comment seront traités les déchets… », détaille le quarantenaire.

À l’occasion d’un workshop, un groupe d’étudiants de l’Ensba a récupéré et disposé artistiquement une partie du papier jeté chaque semaine par leurs camarades. - © Elena Poirrier
À l’occasion d’un workshop, un groupe d’étudiants de l’Ensba a récupéré et disposé artistiquement une partie du papier jeté chaque semaine par leurs camarades. - © Elena Poirrier

Des précautions essentielles car dans son atelier, on travaille notamment la résine, un matériau « très polluant ». À l’inverse, on y fabrique aussi des papiers texturés « avec des vieux dictionnaires, des vieux jeans, des végétaux, des chutes de papier récupérées au pôle édition et de la sciure qui vient de l’atelier bois ». Cela permet de créer « un support qui peut se recycler quasiment à l’infini », vante le technicien.

Mais pour valoriser les rebuts de la création, encore faut-il les récupérer et donc trier correctement. Pour lutter contre le gaspillage, la direction et les équipes de l’établissement souhaitent lancer, à la rentrée de septembre, un atelier collaboratif qui aura pour objectif de remplacer l’énorme benne trônant au pied du bâtiment par des bacs de tri.

Revaloriser les matériaux grâce aux récupérathèques étudiantes

Dans le même esprit, l’école abrite déjà la Crypte, la première récupérathèque de France, créée en juin 2015 sous l’impulsion de deux étudiants très impliqués et de Jean-Charles Paumier.

Le lieu qui occupe 35 m2 au rez-de-chaussée du bâtiment est géré par des étudiants bénévoles. Par souci d’égalité, il fonctionne avec des “grains”, une monnaie virtuelle qui s’échange contre des matériaux. Les inscrits (une centaine d’étudiants) s’acquittent de frais d’adhésion de deux ou trois euros et disposent d’entrée de dix grains. Ils peuvent en gagner en effectuant des permanences entre midi et deux ou en troquant des matériaux dont ils n’ont plus l’utilité.

« C’est très avantageux », explique Antoine McCall, 21 ans, secrétaire de La Crypte. L’étudiant en deuxième année d’arts renvoie aux prix « approximatifs » de la récup affichés sur le mur : quatre grains pour une belle planche de bois, un grain pour une pelote de laine, pour un pinceau en très bon état ou encore un mètre de tissu…

Antoine McCall est secrétaire de la Crypte. - © Clémence Kerdaffrec
Antoine McCall est secrétaire de la Crypte. - © Clémence Kerdaffrec

Selon le jeune homme, l’attrait économique est inséparable de l’argument écologique : « De manière générale on essaie de trouver nos matériaux plutôt que d’en acheter parce que ça coûte vraiment moins cher. » Julia Krisch abonde : « Il y a un énorme enjeu pécuniaire. En moyenne, un étudiant en art dépense chaque année plus de 500 € de sa poche pour des matériaux. »

Mais écologie ou économie ne suffisent pas toujours à attirer les étudiants dans les récupérathèques qui comptent 16 lieux actifs en France. À l’École supérieure d’art et de design Toulon-Provence-Méditerranée, la « Boîte à trucs », lancée en novembre 2024, peine à décoller. « Nous essayons de recruter mais ça ne prend pas trop », regrette Mandy qui s’occupe de la récupérathèque avec un camarade. Résultat, les deux étudiants volontaires doivent gérer seuls la prise de contact avec les entreprises (pour les dons de matériaux) et l’organisation des permanences.

Faute de bras, certaines ne peuvent pas être assurées. « Ça ne change pas grand-chose, peu d’étudiants viennent. Les stocks s’écoulent lentement », constate Mandy. La Boîte à trucs compte tout de même une trentaine d’inscrits sur les quelque 200 étudiants de l’école. La jeune femme, qui garde espoir, attribue la faible fréquentation du lieu à sa nouveauté et le manque de volontaires impliqués à la charge de travail déjà importante des étudiants.

« C’est parfois le problème quand les étudiants sont en autonomie, constate aussi Jean-Charles Paumier. Mais c’est important qu’ils donnent eux-mêmes vie à leur outil. » Il décrit une implication variable d’une année à l’autre.

D’importantes disparités entre les étudiants

Le technicien veut croire que la sensibilisation accrue des étudiants aux questions environnementales contribuera à dynamiser ce type d’initiatives. Depuis son arrivée dans l’école, il a observé un changement de mentalité : « Quand j’étais aux Beaux-arts il y a vingt ans, les gens se posaient beaucoup moins de questions. Les nouvelles générations s’intéressent davantage au recyclage, aux circuits courts, au faire soi-même… Et c’est super parce qu’aujourd’hui, l’écologie est un sujet au cœur de la création. »

Il est aussi au cœur des travaux académiques d’après Simon Vialle, référent transformation écologique à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad). En se plongeant dans les mémoires des quatrièmes années, le chargé de mission a notamment constaté une augmentation des sujets liés à l’écologie ces cinq dernières années.

Il ne faudrait toutefois pas se réjouir trop vite, met en garde Françoise Seince, directrice de l’Ensad de Limoges. Elle constate d’importantes disparités entre ses étudiants : « Certains sont très engagés mais beaucoup sont assez passifs. On est parfois surpris par leur niveau d’indifférence sur ces questions. »

L’ancienne directrice des Ateliers de Paris observe notamment une tendance au gaspillage : « Dans les ateliers, par exemple, la réutilisation est loin d’être une démarche spontanée. Certains étudiants, si on ne les surveillait pas, sont plutôt du genre à prendre une planche neuve pour couper ce qui les intéresse. Parfois je reste sans voix. Je me dis que tout reste à faire. »

Julia Kirsch est coordinatrice des récupérathèques. - © Samuel Mecklenburg
Julia Kirsch est coordinatrice des récupérathèques. - © Samuel Mecklenburg

Quand il s’agit de créer, les étudiants ne se soucient pas toujours des impacts environnementaux de leurs gestes, déplore également Simon Vialle. « Parfois, certains ont une idée en tête et n’en changeront pas ». Pour Julia Krisch, cela tient souvent d’une conception de l’art qu’elle juge dépassée : « Aujourd’hui, encore énormément de professeurs et d’étudiants mettent le geste créatif sur un piédestal et considèrent qu’il est dédouané de tout enjeu politique, sociétal ou de développement durable. »

« Il y a une sorte de déni, admet Camille, étudiante en troisième année à l’Ensad de Lyon. J’utilise les choses parce que j’en ai besoin pour faire ce que je veux. » La jeune femme a tout de même fait évoluer sa pratique en abandonnant le latex « en partie parce que c’est très polluant » sur les conseils d’une professeure.

Former enseignants et étudiants aux questions environnementales

Les enseignants peuvent de fait jouer un rôle déterminant dans l’évolution des mentalités. « Avant d’arriver à l’École supérieure d’art et de design Toulon-Provence-Méditerranée, l’écologie ne m’intéressait pas forcément, raconte Mandy. Je sortais du lycée où on n’en parlait presque pas. Alors qu’aujourd’hui, quand je fais quelque chose, je pense directement derrière à comment je peux mieux faire cette chose pour la planète. »

Conscients de cet enjeu, les Arts décoratifs, qui embauchent environ 10 enseignants par an, en ont fait un critère de recrutement : « Pour les enseignants, il y a depuis quelques années dans les fiches de poste une obligation d’être formé aux enjeux de la transition écologique dans le domaine dans lequel ils vont enseigner, explique Simon Vialle. C’est aussi une question qui est posée au moment de l’entretien. »

La question est abordée de manière théorique avec, depuis 2024, un parcours de formation scientifique de 15 heures, obligatoire en deuxième année de licence. Les cours, dispensés par des enseignants de l’ENS ou du CNRS, portent sur la raréfaction des ressources, sur le climat et sur le vivant et la biodiversité. « L’objectif c’est que tous nos étudiants aient une base sur ces questions, qu’ils aient tous le même niveau d’information et sachent comment lire un rapport du Giec. »

Engager les étudiants par la pratique

Un niveau de connaissance qui pourrait permettre de mieux faire accepter les contraintes imposées dans les cours pratiques. Celles-ci peuvent parfois être « mal vécues » par les étudiants, explique Jules Carlito-Beurrier, inscrit en première année aux Arts Déco. Le jeune homme, pourtant sensible aux questions environnementales, prend pour exemple un cours dédié aux objets pour lequel sa classe a été obligée d’utiliser du carton pour faire des maquettes.

«  À vrai dire, on était tous un peu ennuyés par ce que le carton a d’handicapant et d’esthétiquement difficile », raconte-t-il. Il comprend toutefois l’intérêt de l’exercice : « Avec du recul, c’est important que dès la première année, on nous incite à utiliser des matériaux récupérés et qu’on nous mette face au fait de ne pas inscrire notre travail dans un propos consumériste ».

Françoise Seince est directrice de l’Ensad de Limoges. - © Ensad Limoges
Françoise Seince est directrice de l’Ensad de Limoges. - © Ensad Limoges

Pour engager les étudiants sur des voies plus vertueuses, chaque établissement a sa propre approche. À Limoges, « c’est toujours plutôt par la pratique  », indique Françoise Seince. L’école élimine progressivement les produits les plus nocifs (parmi les émaux, les encres, etc.) pour les remplacer par des équivalents naturels. Elle n’utilise déjà plus de teintures chimiques.

Dans les prochaines années, certains colorants pourront être fabriqués à partir de minéraux et de végétaux issus d’un « jardin laboratoire » de 1 500 m2 (300 arbres et arbustes) entamé en 2022. « Cela s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche création appelé “Chromaculture” qui vise à promouvoir et à valoriser des pratiques durables de la couleur notamment pour les ateliers textiles, céramique et édition », explique la directrice. Une manière aussi de repenser le rapport entre l’art et la nature dans un contexte régional que la directrice souhaite intégrer pleinement aux enseignements. Reste à attendre que cela pousse.

Quel bilan carbone des écoles nationales supérieures d’art visuel ?

En 2023 - 2024, l’École des Arts Décoratifs PSL a été missionnée par le ministère de la Culture pour piloter la réalisation du bilan carbone et du plan de réduction des émissions associé des 10 écoles nationales supérieures d’art visuel. Aux Arts déco, les achats sont le premier poste d’émissions (25 %). Ils comprennent les matières premières pour les projets, les fournitures d’ateliers et les prestations de service. Vient ensuite l’alimentation (20 %), les déplacements (13 %), la climatisation, les déchets (140 kg par personne chaque année) et l’énergie des bâtiments.