Vie des campus

Sciences Po et l’affaire Duhamel : que penser de la communication de Frédéric Mion ?

Par Marine Dessaux | Le | Relations extérieures

Depuis la révélation de ce qui est devenu « l’affaire Duhamel », Sciences Po Paris est pris dans la tourmente. Son directeur, Frédéric Mion, cristallise les critiques. Alors que les voix - notamment celles de ses étudiants - s’élèvent pour réclamer sa démission, le directeur de l’institut d’études politiques n’a accordé qu’une interview : à Sciences Po TV, une chaîne Youtube, interne mais ouverte au grand public.

Un choix de communication qui mérite de s’y attarder. Et qu’analyse pour Campus Matin, Manuel Canévet, expert dans ce domaine.

Frédéric Mion a accordé une unique interview à Sciences PO TV après l’affaire Duhamel. - © Science Po TV/ CaptYT
Frédéric Mion a accordé une unique interview à Sciences PO TV après l’affaire Duhamel. - © Science Po TV/ CaptYT

C’est un livre autobiographique, accompagné d’une enquête du Monde publiée le 4 janvier, qui a secoué la France, mais aussi l’une de ses institutions d’enseignement supérieur les plus prestigieuses : Sciences Po. En effet, dans la Familia Grande, Camille Kouchner, dévoile les violences sexuelles subies par son frère jumeau et commises par son beau-père Olivier Duhamel, juriste et politologue.

Une affaire d’inceste, mais pas seulement, il s’agit aussi d’un témoignage sur l’entre-soi et d’une culture du silence parmi certains membres des hautes sphères politiques.

L’affaire Duhamel et son lien avec Sciences Po

C’est à Sciences Po Paris, en particulier, qu’Olivier Duhamel assoit son influence : après y avoir enseigné pendant plus de 25 ans, il est élu président du conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) en 2016.  

Olivier Duhamel est notamment mis à l’honneur par Frédéric Mion, actuel directeur de l’IEP parisien, qui lui propose de délivrer la leçon inaugurale de rentrée 2020 à l’ensemble des campus de Sciences Po. « Vous êtes entre de très bonnes mains, celles du professeur Olivier Duhamel que je m’honore à considérer comme un maître mais surtout comme un ami », déclare-il.

Ce qui est reproché à Frédéric Mion

La question se pose alors : Frédéric Mion savait-il ? Et si oui, a-t-il participé à cette omerta ? Dans un premier mail adressé aux étudiants le 5 janvier, il dit « sa stupeur ». Mais, suite aux révélations du Monde, il admet deux jours plus tard avoir été informé dès 2019 par l’ex-ministre et enseignante à Sciences Po, Aurélie Filippetti.

Face à ces revirements, la grogne monte en interne. Des syndicats d’élèves, un collectif de doctorants, ou encore l’ancien président du conseil de Science Po Paris, appellent à sa démission. Pour leur répondre, Frédéric Mion s’adresse à Sciences Po TV, le 11 janvier. C’est la seule interview audiovisuelle qu’il accepte de donner sur cette affaire.

Une interview bien maîtrisée

Manuel Canévet analyse de près la communication de l’ESR - © Thibault Plaire-Canévet et Associés.
Manuel Canévet analyse de près la communication de l’ESR - © Thibault Plaire-Canévet et Associés.

Que révèle cette unique interview filmée sur le plan de la communication ?

Manuel Canévet, directeur de l’agence Canévet & Associés, analyse pour Campus Matin cet entretien de 12 minutes.

« Sur la forme, Frédéric Mion fait preuve, au travers de ses gestes et de son ton, d’une certaine gravité. Il est solennel et exprime de la compassion. Du point de vue de la communication, il est également bon dans son discours. Il distille des éléments de langage çà et là. En bref, il maîtrise parfaitement l’exercice. »

Malgré les apparences, le grand public comme audience cible

« Le format de la vidéo est assez classique, remarque en outre Manuel Canévet.  Il n’y a pas de surprise, pas de caractère exclusif, rien que l’on ait déjà entendu avant. L’interview passe par canal interne, Sciences Po TV, mais est disponible au grand public, elle est menée par une étudiante et semble plus s’adresser à sa communauté interne qu’au tout un chacun. »

Mais à qui cette vidéo est-elle réellement dédiée et à quelle intention répond-elle vraiment ?

 « On peut répondre à cette question si on regarde son environnement : avant et depuis cette vidéo, il n’y a pas eu d’autres interviews filmées de Frédéric Mion. On comprend qu’il se sert de ce canal pour produire des images pour le grand public sous couvert de parler à sa communauté », explique Manuel Canévet.

« Ainsi, il maîtrise les images qui circuleront et, en effet, on voit qu’elles sont reprises par les médias classiques notamment BFMTV. Le but est atteint, et sans être allé jusqu’à s’exposer en plateau. Il a une très belle maîtrise du fond et de la forme : sur la partie théorique en communication, il a tout bon », ajoute l’expert en communication.

Communication trop verrouillée

Cependant, analyser la communication seule ne suffit pas : il faut prendre en compte ses effets, nuance Manuel Canévet. « Je ne suis pas sûr que Frédéric Mion ait réussit à atténuer la crise. La vidéo date du 11 janvier et depuis, de plus en plus d’étudiants demandent sa démission. »

Pas de relance, pas de réponses aux affirmations

« Cela peut se retourner contre lui, ajoute-t-il. Il n’y a pas besoin d’être un expert pour savoir que répondre à Sciences Po TV ne l’expose pas beaucoup. Car même si les questions sont sans concession, l’intervieweuse ne va pas jusqu’au bout de l’exercice journalistique : il n’y a pas de relance, pas de réponses aux affirmations. Frédéric Mion n’est jamais interrompu ni contredit. Dans les questions, il n’y a pas surprises, rien qui le pousse dans ses retranchements. »

L’expert en communication remarque en outre : « Frédéric Mion connait son intervieweuse, déjà parce qu’elle est étudiante, mais aussi parce qu’elle l’a déjà questionnée à l’occasion de la rentrée, le 25 septembre dernier. Cette autre vidéo est intéressante car le ton est complètement différent, plus détendu. Frédéric Mion appelle même l’intervieweuse par son prénom. »

En pleine crise, prendre le risque de s’exposer

Manuel Canévet est partisan d’une prise de risque. « Je lui aurais conseillé de s’exposer un peu plus, avance-t-il, quitte à faire une seule interview dans un média généraliste. Je pense que le télévisuel est nécessaire. Quand on s’appelle Sciences Po, il faut s’exposer en média télé et radio. D’autant plus avec la maîtrise qu’il a. »

Il considère que cette option serait également bénéfique à l’établissement. « Se faire discret, je ne crois pas que cela puisse marcher quand on est haut placé. Le souhait de trop verrouiller est dommageable pour l’image de l’établissement. Car il est question de la réputation de Sciences Po également, cela laissera des traces durables et pas seulement sur les inscriptions de cette année. »

Quelles suites ?

Depuis cet entretien filmé, Science Po Paris continue à être au cœur de l’actualité, déjà marquée par la démission de Marc Guillaume, membre du conseil d’administration de la FNSP et proche d’Olivier Duhamel.

• Le 12 janvier, si elle déclare, « il n’y a pas de raison que je souhaite que Frédéric Mion quitte son poste », Frédérique Vidal, ministre de l’Esri indique, deux jours plus tard à France 2, qu’elle va “saisir l’inspection générale” pour lancer une enquête “de façon à savoir comment les choses se sont passées”. Elle déclare également qu’elle va“recevoir” Frédéric Mion.

• Le 13 janvier, dans une lettre ouverte publiée par Libération, plus de 700 étudiants, professeurs et salariés de Sciences-Po Paris demandent la démission de leur directeur.

• Le 15 janvier, le Mesri officialise la commande d’un rapport à l’Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche. Ce dernier précise que « cette mission se rendra sur place dès le début de la semaine prochaine et rendra ses conclusions dès qu’elle aura pu mener ses investigations ».

• Le 25 janvier, Nicolas Metzger, enseignant et ancien président du conseil de l’IEP, l’autre instance de gouvernance de Science Po Paris, indique exercer son droit de retrait. « Mon retrait résulte des pratiques d’entre-soi, d’opacité et de mensonge de l’ « ancien monde »", écrit-il dans un mail que Campus Matin a pu consulter.