Vie des campus

« L’éthique numérique prendra du temps à trouver sa place dans nos établissements »

Par Marine Dessaux | Le | Rse - développement durable

Dans l’ouvrage interdisciplinaire Éthique, numérique et idéologies, un philosophe et une enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation donnent la parole à ceux qui ont mené, dans leurs institutions, une réflexion éthique sur les conséquences de la numérisation du monde. Pour Campus Matin, ils présentent ce livre nouvellement paru qui s’adresse notamment aux acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche.

La numérisation du monde est un « inducteur de problématisation », relève Camille Roelens. - © France Universités-Université d’Angers
La numérisation du monde est un « inducteur de problématisation », relève Camille Roelens. - © France Universités-Université d’Angers

Dans un monde de plus en plus digital et un écosystème de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), où les nouveaux usages évoluent rapidement, quelle place pour l’éthique numérique ? Quel rôle pour les établissements ?

Éthique, numérique et idéologies (Presses des Mines, 2023) aborde ces questions. À paraître le 30 mars, cet ouvrage est écrit par Camille Roelens, chercheur en philosophie de l’éducation au sein du Centre interdisciplinaire de recherche en éthique de l’Université de Lausanne et Chrysta Pélissier, maîtresse de conférences en sciences du langage et sciences de l’éducation à l’Université Montpellier 3 Paul Valéry.

Quel est le message derrière Éthique, numérique et idéologies ?

Chrysta Pélissier est également co-autrice de L’ingénieur pédagogique dans le supérieur.  - © Presse des Mines
Chrysta Pélissier est également co-autrice de L’ingénieur pédagogique dans le supérieur. - © Presse des Mines

Chrysta Pélissier : Nous espérons que cet ouvrage pourra donner du sens aux questions éthiques, mais aussi générer une sensibilisation globale. Le message, c’est : appropriez-vous l’approche — parmi celles mentionnées — qui vous ressemble et essayez de voir ce que vous pouvez mettre en place dans votre institution.

Camille Roelens : Dans des démocraties occidentales dont le paysage idéologique et moral évolue beaucoup et rapidement ces dernières années, il est important que chacun se mette davantage face aux questions éthiques. La numérisation du monde est un « inducteur de problématisation ». Elle nous oblige à nous poser des questions. En pédagogie, par exemple, alors que le numérique transforme profondément les outils, quelle responsabilité des pédagogues ?

Comment avez-vous construit l’ouvrage ?

L’ouvrage agrége les témoignages d’acteurs d’horizons divers. - © Presses des Mines
L’ouvrage agrége les témoignages d’acteurs d’horizons divers. - © Presses des Mines

Chrysta Pélissier : Le livre est divisé en trois parties : numérisation et démocratisation, formations en institutions et institutions en transformations, quelle formation informelle de soi !

Camille Roelens : Nous avons recueilli plusieurs témoignages d’acteurs de la recherche et des institutions, mais aussi du monde de la valorisation des activités scientifiques. Ces témoignages apportent un regard de spécialistes initiaux en éthique ou dans les technologies informatiques, mais aussi de professionnels qui s’engagent dans une démarche de réflexivité éthique face aux transformations numériques dans leurs domaines respectifs.

À qui s’adresse-t-il ?

Camille Roelens : Nous avons écrit et dirigé Éthique, numérique et idéologies afin qu’il puisse être appropriable par les acteurs de l’ESR sans s’y limiter. L’objectif est de penser une éthique numérique au sens large, c’est pourquoi il n’y a pas que des spécialistes académiques de l’éthique parmi les personnes interrogées.

Chrysta Pélissier : L’ESR était une de nos préoccupations, nous voulions informer et former autour de ces sujets. Mais aussi, dans un but purement diplômant, que cet ouvrage puisse servir aux futurs professionnels, concevant et utilisant le numérique.

Quel est le rôle des établissements en termes d’éthique numérique ?

Camille Roelens : Par définition, une institution cherche à avoir des cadres. Or, l’éthique, c’est l’art des nuances de gris.

Un meilleur confort humain sans que des dogmes soient imposés

Chrysta Pélissier : À cette interrogation, nous avons plus de questions que de réponses. L’éthique numérique prendra du temps à trouver sa place dans nos établissements. Cette dimension va devoir s’imprégner et s’incarner. Les changements viennent des personnes ; celles qui construisent au quotidien une éthique qui est la leur : beaucoup souhaiteraient un meilleur confort humain sans que des dogmes soient pour autant imposés. Chacun a le droit d’être comme il est, la responsabilité de l’ESR est de l’entendre et d’accompagner cette responsabilisation.

Avez-vous interviewé des référents intégrité scientifique ou autres gardiens de l’éthique dans les établissements ?

Camille Roelens : Pas de manière systématique, néanmoins la plupart des interviewés interviennent de par leur fonction ou leur engagement dans des écoles doctorales.

Chrysta Pélissier : La place de l’éthique est une question récente. Nous voulions privilégier les témoignages de personnes qui abordent cette notion depuis longtemps.

Parmi les enjeux du numérique éthique figure l’inclusion. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Camille Roelens est chercheur en philosophie de l’éducation. - © D.R.
Camille Roelens est chercheur en philosophie de l’éducation. - © D.R.

Camille Roelens : À chaque fois qu’une nouvelle technologie apparaît, on croit que c’est la solution miracle. Cette pulsion est irrésistible, mais naïve : imaginer que le numérique va tout régler est problématique, autant que d’entretenir à l’inverse l’illusion qu’il ne changerait rien. Ce n’est jamais une solution en soi. C’est ce dont parlent notamment Cédric Fluckiger et Lionel Alvarez, spécialistes respectivement de la didactique du numérique et de l’école inclusive, interrogés dans l’ouvrage.

Chrysta Pélissier : Ce qui ressort, c’est qu’inclure tout un chacun n’est pas simple. Il faut garder ce côté bricolage et individuel, pour que tout étudiant puisse se former à son rythme, se construire, se projeter et s’engager selon sa propre liberté.

Camille Roelens : Dans l’ESR, l’un des défis contemporains est l’individualisation de masse. Or, les institutions tendent structurellement à retenir surtout de l’expression « masse » et à négliger « l’individu ». Une tentation spontanée de l’ESR comme de toute institution d’enseignement est donc de faire entrer tous les étudiants dans un même moule, un même programme, une même organisation, un même parcours disciplinaire. Mais d’autres aspirations et dynamiques existent aussi dans d’autres sens, des initiatives sont prises, des choses évoluent. Cela pose des questions éthiques multiples.

On parle beaucoup d’étudiant connecté, quid de l’enseignant-chercheur connecté ?

Ne pas nous imposer des chemins jalonnés à l’identique

Chrysta Pélissier : En tant qu’enseignante-chercheuse, je ne suis jamais déconnectée… et malheureusement l’étudiant non plus. Il faut apprendre à doser la place du numérique sans pour autant se déconnecter complètement. À ce sujet, peut-être que l’ESR peut nous aider. Pas par la « loi », la « norme », mais en nous posant des questions de manière récurrente sur « nos valeurs », nos envies, leur diversité et leur complémentarité. Ces réflexions permettraient de nous construire en tant que personnes connectées, ne pas nous « mettre dans des cases » à cocher et nous imposer ainsi des chemins jalonnés à l’identique.

Camille Roelens : De manière plus fondamentale, le modèle de la « connexion » tend à devenir notre définition spontanée de la relation sociale idéale dans une société des individus : consentie, sélective si besoin, parfois proche, parfois distante, peut contraignante, mais aussi soutenante… Il serait étonnant que la relation pédagogique résiste à cet attrait.