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IA : une multiplication des usages, mais quelle place pour les edtechs ?


Confrontés à la généralisation des outils d’intelligence artificielle, les établissements du supérieur s’interrogent sur la façon de s’approprier ces technologies. Ils s’appuient notamment sur des entreprises edtechs qui se sont largement emparées du sujet et peuvent les aider à trouver des solutions adaptées à leurs attentes, notamment en matière de sécurité des données et d’efficacité pédagogique.

Campus Matin consacre un dossier à la place des outils IA dans l’enseignement supérieur. - © Canva
Campus Matin consacre un dossier à la place des outils IA dans l’enseignement supérieur. - © Canva

La démocratisation des intelligences artificielles génératives a insufflé une dynamique nouvelle dans le développement des technologies pédagogiques.

Alors que les établissements de l’enseignement supérieur s’attellent à la rédaction de chartes pour cadrer les usages et font évoluer leurs pratiques d’apprentissage, les entreprises edtechs intègrent désormais « majoritairement » des outils d’IA dans leurs projets, selon Nadia Jacoby, vice-présidente de l’association EdTech France et fondatrice de Simone et les Robots, un cabinet de conseil en stratégie spécialisé dans l’enseignement supérieur, la recherche et la formation.

Portée par les évolutions technologiques rapides de ces dernières années, la filière propose une offre diversifiée promettant, entre autres, gain de temps, interactivité accrue et personnalisation des apprentissages, notamment grâce à l’IA, mot-clef omniprésent depuis 2023 dans les allées du salon Educatech Expo.

Une multiplication des offres par les entreprises

« Buzzword ou véritable avantage ? », s’interroge Anthony Hié, directeur de l’innovation et de la transformation digitale au sein du groupe Excelia. Face à multiplication des offres, il évoque la nécessité de « faire un tri » pour identifier les entreprises susceptibles de répondre aux besoins des établissements.

« L’IA n’est pas toujours la solution », précise-t-il avant de rappeler que, selon une récente étude du MIT, 95 % des projets d’intelligence artificielle liés à l’IA en entreprise échouent à générer des résultats tangibles.

Difficulté à dépasser les expérimentations

Cela vaut aussi, selon lui, pour les établissements du supérieur qui peinent à dépasser le stade des « Proofs of concepts » ou « preuves de concepts », cette étape permettant d’évaluer la faisabilité d’un projet en posant deux grandes questions : Existe-t-il un besoin pour ce produit ou service ? Est-il techniquement et économiquement viable ?

La difficulté à mener des projets à terme tient principalement à deux choses, explique Anthony Hié : « Il y a un manque de cas d’usages et d’accompagnement ». Les chiffres du MIT montrent à cet égard que les entreprises qui s’appuient sur des partenaires externes échouent deux fois moins souvent que celles qui développent leurs propres solutions.

En se tournant vers des entreprises Edtech, les établissements peuvent bénéficier de leur expertise, mais elles doivent les rassurer sur plusieurs points, à commencer par leur capacité à répondre à leurs attentes pédagogiques.

Des preuves d’impacts

« Il y a beaucoup de bonnes idées sur le papier qui s’avèrent inutiles sur le terrain. Il est très important qu’il y ait des effets réels sur les apprentissages », observe Olivier Wong-Hee-Kam, président de l’association des VP-Num et vice-président numérique de l’Université de Rennes.

Olivier Wong-Hee-Kam est vice-président numérique de l’Université de Rennes. - © Université de Rennes
Olivier Wong-Hee-Kam est vice-président numérique de l’Université de Rennes. - © Université de Rennes

Les établissements attendent en effet des preuves d’impact mais celles-ci restent complexes à mesurer.

« Nous voyons souvent des études de satisfaction très positives, mais il est toujours un peu difficile de faire la part des choses entre un contentement lié à la nouveauté (effet Whaouh) et une réelle progression sur un besoin identifié dans une véritable finalité pédagogique », constate celui qui est aussi porteur du projet AIR, lauréat de l’appel à manifestation d’intérêt Démonstrateurs numériques dans l’enseignement Supérieur (Demoes).

Au-delà des besoins formulés par les usagers, il s’agit également, insiste-t-il, de s’interroger sur les impacts environnementaux et sociétaux des technologies déployées.

« Il faut regarder le bilan global. La solution proposée est-elle délétère parce qu’elle ignore les limites planétaires ? Encourage-t-elle la paresse des étudiants plutôt que de stimuler l’acquisition de compétences ? ».

S’il n’est pas étonnant que les étudiants souhaitent prendre des raccourcis, ce n’est pas forcément souhaitable eu égard aux finalités de l’apprentissage.

Gouvernance et sécurité des données

Anthony Hié est directeur de l’innovation et de la transformation digitale du groupe Excelia. - © Excelia
Anthony Hié est directeur de l’innovation et de la transformation digitale du groupe Excelia. - © Excelia

Parmi les préoccupations des établissements figurent aussi des questions liées à la gouvernance et à la sécurité des données.

« Nous sommes face à un paradigme qui n’est pas naturel avec, d’un côté, l’accélération et la compétitivité qui nous poussent à utiliser l’IA et, de l’autre, un manque de recul sur l’état d’usage associé à des risques en matière de sécurité et de fiabilité », expose Anthony Hié.

Anticipant les défis d’intégrité et d’éthique posés, notamment, par l’IA agentique (qui automatise certains processus), le directeur de l’innovation et de la transformation digitale au sein du groupe Excelia insiste sur la nécessité de se tenir à jour pour ne pas perdre la maîtrise de ce qui est développé.

« Un équilibre doit être trouvé entre nos compétences et celles des edtechs. Il faut que nous puissions challenger les solutions et, si nécessaire, exercer la réversibilité, c’est-à-dire reprendre la main si malheureusement la technologie ne se développait pas ou, en tout cas, assurer une continuité de service ».

En interne, cette exigence d’actualisation demande toutefois du temps, des moyens, une acculturation technologique et d’importantes capacités d’adaptation que les établissements n’ont pas forcément, ou pas encore.

Dans ce contexte, les partenariats avec des entreprises edtechs qui suivent de près les évolutions de l’IA garantissent une maintenance applicative des projets avec des procédures de contrôle et de sécurité à des niveaux idéalement élevés.

« C’est très important car nous manipulons beaucoup d’informations sensibles. Si nous cherchons, par exemple, à adapter les préconisations d’apprentissage en fonction des difficultés des étudiants, nous allons avoir besoin de leurs résultats scolaires mais on peut se questionner sur l’usage de données personnelles telles que leur situation familiale voire leur état de santé », explique Olivier Wong-Hee-Kam.

Des obligations en lien avec le RGPD

La loi, notamment le RGPD, impose aux entreprises des obligations strictes en matière de collecte, de traitement et de sécurisation des données personnelles, mais la vigilance reste de mise car, du côté des hébergeurs, la transparence n’est pas toujours garantie.

Olivier Wong-Hee-Kam imagine par exemple « en faisant un peu de science-fiction » qu’une copie d’étudiant corrigée en partie avec un outil d’IA générative grand public puisse se retrouver dans des résultats ultérieurs après avoir servi à entraîner un modèle de langage.

Le choix des modèles utilisés par les partenaires fait donc l’objet d’une attention particulière. Les établissements peuvent, à cet égard, être attirés par des solutions comme celle proposée par Nolej, jeune start-up edtech ayant adapté son architecture pour ne pas être dépendante d’un fournisseur d’IA en particulier.

L’entreprise qui transforme le contenu éducatif en activités interactives (questionnaires, flashcards, etc.) à partir de documents ou de vidéos, fonctionne notamment avec les IA des établissements, dont celle de l’Université de Rennes qui a contribué à l’évolution de Nolej vers cette nouvelle architecture agnostique.

Excelia, qui travaille aussi avec Nolej, privilégie le fournisseur français Mistral AI avec lequel elle a par ailleurs signé un partenariat pour équiper ses enseignants-chercheurs. L’établissement collabore de plus avec 5Discovery, une plateforme de formation utilisant la réalité virtuelle qui a créé sa propre IA et l’adapte aux demandes de son client, par exemple, dans le cas d’Excelia, pour analyser les comportements verbaux et non verbaux des étudiants lors d’une expérience immersive de prise de parole en public.

Travailler ensemble dans l’intérêt de tous

Pour obtenir de bons résultats, tous les acteurs s’accordent sur la nécessité de se faire confiance et de travailler ensemble.

« Il y a une vraie valeur ajoutée quand un dialogue s’instaure entre l’offre edtech et des besoins du terrain auxquels nous ne pouvons pas répondre par un développement en interne », constate Olivier Wong-Hee-Kam.

Anthony Hié d’Excelia fait les mêmes observations et précise que la collaboration entre les entreprises et les établissements profite à tous en permettant aux premières d’enrichir leurs solutions à partir de nouveaux cas d’usages, et aux seconds de bénéficier de l’expertise (et parfois des infrastructures) nécessaires.

Nadia Jacoby est vice-présidente de l’association EdTech France et fondatrice de Simone et les Robots. - © D.R.
Nadia Jacoby est vice-présidente de l’association EdTech France et fondatrice de Simone et les Robots. - © D.R.

« Aujourd’hui, nous avons un véritable écosystème », constate pour sa part Nadia Jacoby. Elle regrette toutefois que, dans l’ESR, les échanges entre établissements et edtechs ne mènent pas plus souvent à la « co-construction de solutions » comme cela se pratique davantage dans les pays du nord de l’Europe.

Certes, leurs interactions ne se limitent pas à des « opérations transactionnelles » mais elles vont très rarement au-delà de l’adaptation de solutions « sur étagère » ou du « design à façon », c’est-à-dire, explicite-t-elle, de la « conception d’un outil sur mesure pour répondre aux besoins d’un établissement ».

Certains éditeurs réunissent toutefois « des sortes de clubs d’utilisateurs » avec lesquels ils travaillent à l’amélioration de leur produit ou solution.

Elle milite à cet égard pour que soient menés des expérimentations d’envergure impliquant des éditeurs et des établissements ou des classes pilotes travaillant ensemble sur une problématique de la conception à la sélection des meilleures solutions et au passage à l’échelle. « Ce serait beaucoup plus efficace et d’une utilité plus large », affirme-t-elle.

Des freins culturels et contractuels qui persistent

Comment expliquer que cela se pratique encore peu ? Pour ce qui est du public il y a des freins culturels, d’après Nadia Jacoby : « Cela n’est pas naturel pour la puissance publique de collaborer avec des éditeurs privés. »

S’ajoutent également des contraintes d’ordre « contractuel » qui ne facilitent pas les projets de partenariats « même si des dispositifs comme les partenariats d’innovation sont théoriquement faits pour cela ».

Olivier Wong-Hee-Kam ajoute : « Nous avons constaté, les uns et les autres, une certaine difficulté en matière de contractualisation. Cela tient en partie au fait que le secteur edtech est composé d’un certain nombre de petites voire très petites entreprises qui n’ont pas forcément la structure pour figurer dans un groupement d’achats ou pour répondre à des marchés publics. »

Il note cependant une amélioration ces dernières années grâce à la structuration du secteur (à l’initiative du réseau Edtech France) et aux progrès dans le référencement des entreprises sur les centrales d’achat publiques qui en ont découlé.

La piste de l’open source

Les offres de services et d’hébergement développées à partir de logiciels open source sont également considérées avec intérêt par les établissements.

« Elles permettent de garder une bonne maîtrise des infrastructures parce que le code open source peut être audité, déployé, maîtrisé. Et cela n’empêche pas de générer de l’activité économique en finançant des entreprises pour produire ce code, comme Workadventu.re, start-up française avec laquelle nous travaillons pour le projet AIR », indique le vice-président numérique de l’Université de Rennes qui porte par ailleurs, au sein d’une coordination interétablissements, un projet d’infrastructure d’IA mutualisé qui proposera prochainement une « marketplace » de produits IA open source et propriétaires et commercialisés par des éditeurs notamment du secteur edtech.

Du côté des entreprises, « la filière est très sensible à ces questions depuis longtemps », affirme Nadia Jacoby. Cette préoccupation se traduit notamment, selon elle, par le choix fréquent d’hébergeurs français ou européens comme Outscale, Scaleway ou OVH.