Numérique

Il y a continuité pédagogique et continuité pédagogique…

Par Marc Guiraud | Le | Pédagogie

Hétérogène ! Et même fortement. Telle est la réalité de la continuité pédagogique analysée par un grand spécialiste, Bernard Belletante, ancien directeur général d’EMLyon, le 6 avril 2020. Comment décrypter ? Comment différencier les acteurs qui sont dans une réelle transformation pédagogique de ceux qui répondent à une urgence ?

Bernard Belletante - © Seb Lascoux
Bernard Belletante - © Seb Lascoux

 Une vision réductrice

« L’image qui est souvent  donnée de la continuité pédagogique est une image technique, portée par des données techniques. Le message type est : “100 % de nos professeurs continuent leurs cours, 100 % de nos étudiants suivent leurs cours”. C’est une vision extrêmement réductrice de la continuité pédagogique. 

Parler de continuité pédagogique demande en premier lieu de s’intéresser à ses objectifs. Comment les technologies que nous mettons en place servent, ou non, le développement de plusieurs types d’intelligence, clés dans l’enseignement supérieur professionnalisant.

Au risque d’une schématisation, je les synthétise dans le tableau suivant :

  Intelligence individuelle Intelligence collective
Intelligence scolaire Apprendre les bases techniques, générales Apprendre à répéter ensemble
Intelligence expérentielle Faire seul(e) Transformer ensemble
Intelligence augmentée S’orienter dans le système ouvert des data pour enrichir sa capacité à réfléchir et faire / se confronter aux faits exponentiels Enrichir et apprendre des pratiques collectives pour penser autrement et agir dans un monde incertain
Intelligence émotionnelle Mettre l’humain et ses valeurs dans nos analyses et décisions Agir ensemble en prenant en compte la vulnérabilité de l’homme et des systèmes environnants

Chacun d’entre nous peut voir comment les établissements s’adressent, dans leur continuité pédagogique, à tout ou partie de ces différents types d’intelligence.

De la simple digitalisation à des expériences passionnantes 

Les expériences sont en effet nombreuses :

De la digitalisation des cours (intelligence scolaire stricte)…

Nous avons vu fleurir sur les réseaux sociaux des photos d’enseignants qui se montraient en train de digitaliser leurs cours et slides. Quelle énergie perdue quand on connaît la quantité de cours disponibles, très bien faits et totalement gratuits (fond et forme) sur le web. Quelle énergie perdue si cela aboutit à avoir une classe qui fonctionne de la même manière, mais à distance. Cette énergie n’aurait-elle pas été plus utile pour réaliser une bonne curation des contenus et utiliser les temps de « face-à-face » non pas à de la diffusion, mais à de la réflexion, au partage de toutes les informations que les apprenants auraient pu aller chercher par une intelligence scolaire collective et surtout par leur intelligence augmentée, individuelle et collective.

… à de véritables et passionnantes innovations pédagogiques

A l’autre bout du spectre, grâce à une compréhension des processus numériques, des établissements ont pu poursuivre de l’expérientiel en mettant leurs étudiants sur des cas très concrets à résoudre. Construites sur des plateformes numériques puissantes, les apprenants, séparés physiquement, élaborent ensemble, souvent en lien avec des entreprises, des solutions réelles. Cet apprentissage expérientiel relève du peer learning, du collaborative learning. Il est facile d’imaginer les impacts positifs d’une telle continuité pédagogique.

Je note que cette approche a permis de maintenir des situations de stage, ou de créer de nouveaux thèmes pour les stages afin d’éviter une rupture dans l’apprentissage.

Continuité pédagogique et communauté éducative

Ainsi les bibliothèques ; aucune d’elles ne devrait avoir fermé. Les bibliothèques numériques sont aujourd’hui totalement performantes, non seulement pour trouver l’ouvrage que vous cherchez, mais aussi celui que vous ne cherchez pas et que vous révélera l’analyse des données collectives. Les systèmes de bibliothèques numériques permettent aussi une vie collective autour de thèmes, la constitution de groupes de réflexion, d’amusement, etc. Elles permettent de connecter ensemble des étudiants de bachelor avec des participants de formation continue. Mais pour que cette continuité pédagogique existe, la mise en œuvre d’une véritable vision numérique de la vie pédagogique doit avoir été mise en place.

Continuité pédagogique et ouverture des établissements sur la société

À la fois par une pédagogie expérientielle, mais aussi par des formats spécifiques de Mooc/webinaires où des communautés d’échange, d’idées se créent autour d’une thématique proposée par un expert. La très grande majorité de ces évènements est gratuite et montre l’intérêt des écoles sans mur.

Les logiques présentielles profondément touchées

La continuité pédagogique adresse aussi l’ensemble de la chaîne de production académique. Toutes les logiques présentielles sont profondément touchées :

  • Les évaluations traditionnelles par restitution individuelle ne sont plus réalisables. Encore une fois, il existe de nombreux produits permettant de faire à distance un examen individuel de connaissances. Sécurité et confidentialité sont au moins aussi bonnes qu’en présentiel. Mais nous sommes juste dans une approche où l’outil numérique est une substitution au présentiel. L’intérêt est limité, car un seul type d’intelligence est testé.
  • Mais ce type d’évaluation a la vie dure. Dans l’imbroglio des concours aux grandes écoles, les oraux et les entretiens ont été les premiers sacrifiés. Si la volonté avait été de tester les types d’intelligence permettant de réagir en incertitude, la première décision aurait été de remplacer les écrits par l’analyse d’un dossier, assorti d’un dossier numérique que de nombreuses écoles sans concours pratiquent.
  • La très bonne décision prise par Jean-Michel Blanquer de faire passer le bac et brevet sur contrôle continu devrait marquer, si elle persiste, un changement majeur. Dans une société de flux numériques, il est incohérent de faire jouer une année universitaire sur quelques jours, tout le monde en même temps. Et ce d’autant plus que plusieurs start-up ont développé des outils originaux permettant d’évaluer des compétences extrêmement diverses dans des situations différentes ; ainsi plusieurs établissements pratiquent l’évaluation par les pairs, l’évaluation en 360°, etc.

Des iniquités marquées

Une profonde transformation des modes pédagogiques

Vu la diversité des situations, la continuité pédagogique est donc hétérogène. Cela va provoquer des iniquités marquées.

  • Être étudiant dans une structure qui a déjà un modèle pédagogique multicanal, des plateformes d’apprentissage collaboratif associant les entreprises et les diplômés sera plus valorisant qu’être dans un établissement où la conversion au distanciel n’est qu’une simple réponse technique à l’urgence pour continuer à seulement diffuser des cours.
  • À même système numérique de continuité pédagogique, il existe une autre inéquité qui tient moins à l’agilité d’utilisation des supports numériques qu’à la qualité de l’environnement physique de travail des étudiants.

Nous savons déjà que des espaces doivent être aménagés dans les établissements pour permettre à certains étudiants d’avoir un environnement physique de meilleure qualité pour travailler « digitalement ». Impossible dans un contexte de confinement, d’où la nécessaire très haute qualité des supports et des produits.

Les établissements français, ayant déjà réalisé une mutation numérique significative, ont devant eux une opportunité de coopération.

Cela nous conduit à demain.

Il est prévisible qu’en quelques semaines le Covid19 aura induit une profonde transformation des modes pédagogiques. Celle-ci devrait perdurer, ne serait-ce que pour accompagner les mutations socio-économiques. De la volonté de continuité pourra émerger une disruption notoire des modèles éducatifs."