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« L’enseignant ne délivre plus un contenu, il se met à la place de l’apprenant »

Par Gilbert Azoulay | Le | Pédagogie

« Nous sommes tous convaincus qu’un bon contenu de cours ne suffit plus pour que l’étudiant apprenne quelque chose » : Eloïse Capet, chef de projet pédagogie innovante à l’Université PSL, résume pour Campus Matin l’impact d’un an de cours à distance sur la pédagogie dans l’enseignement supérieur.

« L’enseignant sera plus que jamais au cœur des dispositifs », affirme Eloïse Capet - © France Universités - Université de Bordeaux
« L’enseignant sera plus que jamais au cœur des dispositifs », affirme Eloïse Capet - © France Universités - Université de Bordeaux

Elle était l’une des intervenantes du webinaire Campus Matin x Wooflash organisé le 18 mars. Eloïse Capet, chef de projet pédagogie innovante à l’Université PSL partage aujourd’hui son analyse sur l'évolution de la pédagogie depuis le début de la crise.

Campus Matin : Qu’est-ce qui a changé un an après le début de la crise sanitaire ?

Eloïse Capet : Nous n’avons jamais autant pris au sérieux les conditions d’apprentissage de l’apprenant. Jamais nous n’avons autant questionné, ni interrogé ce que veut dire « apprendre ».

Eloïse Capet est chef de projet pédagogie innovante à l’Université PSL - © D.R.
Eloïse Capet est chef de projet pédagogie innovante à l’Université PSL - © D.R.

Désormais, nous sommes tous convaincus qu’un bon contenu de cours ne suffit plus pour que l’étudiant apprenne quelque chose. Nous ne ferons plus cours de manière magistrale comme avant. 

Ce qui a changé donc, c’est que désormais l’enseignant ne délivre plus un contenu, un programme ou un chapitre, mais il se met à la place de l’apprenant en se demandant comment organiser son cours pour que l’apprenant soit capable de mobiliser des connaissances pour effectuer des tâches précises.

L’enseignant conçoit donc des parcours d’apprentissages durant lesquels l’apprenant va vivre différentes expériences d’apprentissage au travers d’activités et d’interactions sociales spécifiques qui vont lui permettre d’apprendre et se développer.

Cela n’a pourtant pas été simple pour les enseignants

Plus un « ministère de l’enseignement supérieur » mais « de l’apprentissage et du développement des étudiants ».

Lors du premier confinement, les enseignants utilisaient Zoom ou Teams en transposant leur cours tel quel devant des étudiants connectés en ligne. Ils ont très vite vu que cela ne marchait pas, pour eux comme pour les étudiants qui coupaient leurs caméras et faisaient très probablement autre chose.

Durant ces 12 derniers mois, nous avons appris à élaborer et déployer des scénarios pédagogiques qui donnent du sens à ce que l’étudiant apprend et lui donnent envie de s’investir dans ce qu’on attend de lui.

Voilà ce qui a changé et je me dis même que peut être ne parlerons-nous bientôt plus de ministère de « l’enseignement supérieur », mais de « l’apprentissage et du développement des étudiants ».

L’autonomie est-elle la notion centrale du nouveau paradigme ?

Vous m’auriez posé cette question en 2020, je vous aurais répondu « oui » sans aucune hésitation. Tous les auteurs en sciences de l’éducation placent l’autonomie au cœur des dispositifs qui promeuvent les pédagogies actives.

L’autonomie ne suffit plus

Mais l’année universitaire entamée depuis septembre dernier m’invite à reconsidérer et à nuancer ma réponse en disant que l’autonomie ne suffit plus.

La presse s’est fait le relais de la souffrance subie par les étudiants, depuis un an pour certains d’entre eux. Et ce n’est pas qu’une question d’autonomie, la plupart des étudiants sont de jeunes adultes autonomes. Si les consignes données par les enseignants sont claires, les étudiants sont parfaitement capables d’effectuer les tâches et les activités qui leur sont demandées de manière autonome.

J’utiliserai davantage la notion d’engagement aujourd’hui dans le sillon des théories du Flow, de Mihaly Csikszentmihalyi.

Personnalisation, nomadisme, asynchrone… comment s’organisera l’enseignement demain ?

La personnalisation me paraît être la clé. Le nomadisme et l’asynchrone n’en sont qu’une conséquence qui en découle. Pourquoi ? Eh bien parce que l’intelligence artificielle est déjà en train de nous faire basculer vers la personnalisation.

À Dauphine, avec la direction du numérique et l’équipe de Miguel Membrado, nous expérimentons un moteur d’intelligence artificielle, capable de proposer des révisons, à partir des erreurs qu’il décèle dans des QCM passés par des étudiants. Dès qu’une lacune est détectée, le moteur recommande une ressource vidéo, texte qui traite précisément de la notion non acquise par l’étudiant.

Cela suppose un arbre de connaissances extrêmement puissant pour que la recommandation faite par la machine soit pertinente. Et cette notion de pertinence est très complexe.

Mais avec de tels projets, nous concrétisons ce que nous appelons en pédagogie « le rythme du participant » puisque l’étudiant révise quand il veut, où il veut et peut refaire le QCM autant de fois qu’il le souhaite jusqu’à ce qu’il maîtrise le concept ou la notion.

L’université peut-elle personnaliser les apprentissages sans changer sa façon de travailler ? 

De tels projets nous incitent effectivement à repenser nos méthodes de travail. Pour le réaliser nous avons appliqué la méthode des persona, issue du monde de l’UX design, l’expérience utilisateur. Les persona permettent d’aller un cran plus haut dans la personnalisation de l’apprentissage, puisqu’il s’agit de déterminer des profils types d’apprenants, à partir de données quantitatives mais aussi d’enquêtes qualitatives par le biais de focus groups ou d’entretiens individuels.

Ces outils permettent d’identifier les frustrations, les leviers de personnalité et de motivations, les problèmes et de creuser les besoins de la cible du dispositif. Au final, nous avons obtenu 7 persona basés sur des étudiants réels (le pragmatique, la consciencieuse, le perfectionniste, l’intellectuelle, l’indépendante, le déterminé, l’organisé, la méticuleuse).

Avec chacun de ces profils, nous pouvons concevoir une expérience de l’apprentissage qui soit au plus près des besoins des différentes personnalités en présence et non pas seulement un idéal type qui n’est qu’un construit social.

Alors, oui, l’enseignement s’organisera avec des modalités qui n’auront plus rien à voir avec le présentiel tel que nous l’avons connu mais intégrant des outils facilitant le nomadisme et l’apprentissage asynchrone, en fonction des besoins et du rythme de l’apprenant.

L’enseignant demeure-t-il plus que jamais au cœur de la machine ?

C’est l’enseignant le chef d’orchestre

Le terme « machine » est très juste. Et la machine, sans l’humain, ne fait rien. L’enseignant sera plus que jamais au cœur des dispositifs car lui seul conçoit le scénario d’apprentissage, définit les objectifs pédagogiques, détermine les activités proposées aux apprenants, conçoit l’évaluation et choisit les outils numériques qui servent de support à l’expérience d’apprentissage. C’est l’enseignant le chef d’orchestre.

L’intégration d’outils numériques dans les cours repose entièrement sur l’enseignant qui assure le monitoring de ses cours. Non seulement l’enseignant anime les outils qu’il utilise en mode synchrone, mais c’est aussi lui qui interprète les résultats et ajuste, adapte le cours qu’il délivre au rythme de la classe. En mode asynchrone, il monitore des données présentant de nouveaux enjeux.

Que va-t-il rester du distanciel quand tout cela sera fini ? 

Le distanciel va demeurer, tant en mode synchrone qu’en en mode asynchrone. Le guidage adapté, personnalisé de l’apprentissage va devenir la norme pour sonder les étudiants sur leurs opinions, leur connaissance d’un domaine, leurs prérequis, leurs opinions, leurs pensées erronées, les entrainer, leur donner du feedback, leur permettre de s’auto-évaluer et avancer à leur rythme…

L’enjeu de distanciel à mon sens reposera sur la qualité des interactions sociales qui sera proposée par l’intermédiaire des outils et des dispositifs numérisés. L’engagement dépendra des interactions proposées, de la qualité des liens qui se joueront et des apprentissages qui s’y produiront.

Nous avons beaucoup à apprendre de la gamification

Nous avons beaucoup à apprendre de la gamification qui explore des interactions sociales ludiques, riches et enrichissantes. Les concepteurs de jeux videos connaissent très bien ces problématiques que nous commençons aussi à étudier tel que les profils de joueurs de Bartle (Bartle’s players types) ou le modèle Scarf des neuroscientifiques sur l’engagement et les leviers de motivation du cerveau sont des champs d’exploration encore vaste à notre disposition.