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« Il faut remédier à la disparition de l’art de bien parler, car il n’est plus enseigné »


Fondée à la fin de l’année 2024, la chaire Éloquence de l’Université d’Angers, en collaboration avec la Comédie-Française et l’Institut de France, a pour vocation non seulement de soutenir la recherche, la formation et l’innovation en rhétorique, mais aussi de promouvoir la pratique de l’éloquence. Car l’art du discours ce n’est pas seulement persuader mais apprendre à structurer sa pensée… un art en voie de disparition selon la responsable de la chaire.

La chaire s’appuie sur des recherches interdisciplinaires. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif
La chaire s’appuie sur des recherches interdisciplinaires. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif

Luce Albert, maîtresse de conférences en littérature à l’Université d’Angers et responsable de la chaire Éloquence, répond à Campus Matin.

Quelles formations mettez-vous en place dans le cadre de la chaire Éloquence ?

Luce Albert : Pour le moment, nous développons deux types de formations avec nos partenaires fondateurs que sont l’Institut de France et la Comédie-Française :

Luce Albert est responsable de la chaire Éloquence de l’Université d’Angers. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif
Luce Albert est responsable de la chaire Éloquence de l’Université d’Angers. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif

Une première à destination des futurs enseignants en master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (Meef), voire peut-être dès la licence avec la réforme de la formation des enseignants.

Cette formation tenait particulièrement à cœur à La Comédie-Française, qui souhaite « chérir » les futurs professeurs. Ces derniers ont un métier de parole mais n’y sont pas formés. Cette formation vient aussi d’être proposée aux jeunes majeurs de l’Aide sociale à l’enfance et rencontre un beau succès.

Un second type de formation est en gestation pour un public plus large, incluant les professionnels et, pourquoi pas par exemple, les personnels de l’université. Je donne déjà des formations à l’éloquence dans le cadre de la formation continue. Cette fois-ci, ce serait par un diplôme universitaire (DU) ou un cursus spécifique.

En effet, nous cherchons à développer des formats innovants, plus longs et accompagnés, qui aillent au-delà de la formation en one shot de deux-trois jours, qui ne donne pas autant de fruits qu’une formation plus longue. Nous attendons l’apport des entreprises là-dessus, notamment via le mécénat de compétences.

Quels sont les étudiants impliqués dans les précédentes promotions ?

Ce sont d’abord des étudiants en lettres, parce que les enseignants de lettres sont eux-mêmes formés à la rhétorique, et ont proposé des projets d’éloquence à leurs étudiants, qu’ils ont formés à l’art oratoire. Des étudiants d’histoire ont rejoint la « brigade » cette année, mais tous les étudiants sont concernés et peuvent s’engager dans nos projets.

Quelle acquisition de compétences via l’éloquence, au-delà de la prise de confiance en soi ?

L’éloquence est un mot un peu galvaudé. On pense à la prise de parole, mais la première compétence enseignée par l’art oratoire, c’est de savoir bâtir un raisonnement : savoir quoi dire avant de savoir comment le dire. C’est une compétence fondamentale, qui repose sur la créativité : savoir faire jaillir les idées, les « inventer » puis savoir les organiser en un raisonnement.

Ce qui constitue la deuxième compétence : pour accrocher son auditoire et être clair, il faut s’exprimer de manière structurée et guider son interlocuteur. Certaines personnes que je coache me disent : « Je ne comprends pas, au bout d’un moment, les gens décrochent. » C’est souvent parce qu’ils sont perdus dans un propos mal construit et sinueux, sans début ni fin.

Ensuite, il y a la mise en mot, avec notamment les fameuses figures de style, dont le but consiste à émouvoir et pas seulement à orner le discours. Puis, vient la mémoire pour structurer son discours mentalement, et apprendre à parler sans notes.

L’éloquence à l’Université d’Angers se travaille aussi en musique : autour du slam. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif
L’éloquence à l’Université d’Angers se travaille aussi en musique : autour du slam. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif

Enfin, ce que l’on connaît le mieux, à quoi est souvent réduite l’éloquence  : l’action, c’est-à-dire la capacité de mettre son discours dans la voix, dans le corps, s’adresser à l’autre avec des gestes, un regard. À cet égard, les acteurs (mot qui vient d’action) ont une compétence évidente, et la Comédie-Française intervient particulièrement sur cette partie.

L’arc des compétences déployées par l’apprentissage de l’art oratoire est donc vaste, mais largement sous-estimé et souvent injustement réduit à l’action, sa dernière partie. L’idée, c’est donc de resémantiser le mot « éloquence », lui redonner tout son sens. Vous ne ressortez pas d’une formation plus charismatique à l’oral, vous pensez mieux !

Quels travaux de recherche sont menés dans le cadre de la chaire ?

Nous avons des projets de recherche fondamentale, mais aussi des projets de recherche-création et recherche-action. Dans le versant recherche-création, j’ai monté des spectacles et des créations originales, mêlant la musique à nos déclamations. Cela a rencontré un grand succès, y compris auprès d’un public pas nécessairement érudit. L’objectif était de montrer ce qu’il est possible de faire lorsqu’on est formé à l’éloquence, en sortant du traditionnel exercice du concours.

C’est important car « bien dire », ce n’est pas seulement persuader : c’est avoir une parole belle et juste. Faire déclamer des textes — comme ce que nos étudiants ont fait autour de la commémoration du 8 mai 1945 — montre les compétences d’étudiants suffisamment éloquents pour être entendus, compris et faire passer des émotions intenses.

Des étudiants formés à l’éloquence ont lu un texte devant une centaine de personnes à la cathédrale d’Angers, le 8 mai 2024. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif
Des étudiants formés à l’éloquence ont lu un texte devant une centaine de personnes à la cathédrale d’Angers, le 8 mai 2024. - © Institut de France-France Mémoire-H&K, Comédie Française et Pierre-Jean Divet-PJ Fixez l’Objectif

En ce qui concerne la recherche fondamentale, plusieurs chercheurs de mon laboratoire de recherche, le Cirpall, travaillent sur des aspects de la rhétorique à travers les âges et souhaiteraient développer l’interdisciplinarité, en particulier avec des chercheurs en psychologie ou en sciences cognitives. Une journée d’étude, organisée par Pauline Bruley, a déjà eu lieu sur la thématique de l’improvisation, et a permis de réunir des chercheurs d’autres laboratoires et de disciplines diverses.

Des pistes de partenariat côté entreprises ?

Oui, nous travaillons à tisser des partenariats sur le territoire angevin mais aussi avec des groupes internationaux. Nous avons déjà quelques pistes.

Quel rôle va jouer la Comédie-Française ?

C’est un partenariat assez inédit. La Comédie-Française participe à l’élaboration des stages de formation et met à disposition le site Richelieu pour que les étudiants puissent à la fois faire la découverte des métiers d’art liés au théâtre, et bénéficier de l’expertise de leurs comédiens sociétaires, comme Nicolas Lormeaux, ou encore de leur réseau d’intermittents du spectacle.

Pouvoir déclamer et travailler dans des lieux si prestigieux est une opportunité magnifique pour les jeunes : cela les transcende ! Il en va de même pour le partenariat avec l’Institut de France, qui accueille avec beaucoup de générosité et de bienveillance nos petites promotions, et qui nous a permis de déclamer sous la coupole à plusieurs reprises. Les jeunes prennent confiance en eux grâce à de tels moments.

Vous dites qu’il faut «  remédier à la disparition de l’art de bien parler  ». Pourquoi ce sentiment, alors qu’il existe encore beaucoup de concours d’éloquence dans le supérieur ?

Il faut remédier à la disparition de l’art de bien parler, car il n’est plus enseigné. Les concours d’éloquence sont symptomatiques : la plupart du temps, les élèves et étudiants qui y participent ne sont pas formés. Ces concours peuvent donc être contre-productifs, car ils donnent l’impression que l’éloquence consiste à « atomiser la personne d’en face », grâce à des compétences innées.

En réalité, ces compétences s’enseignent, un timide peut devenir très éloquent et il est erroné de laisser croire que l’on naît éloquent, ou qu’on ne l’est pas, et qu’on ne le sera jamais ! Il est également peu constructif de ne montrer de l’éloquence qu’un versant combatif.

C’est comme le grand oral du baccalauréat. Nous avons compris qu’il faut préparer davantage les jeunes à l’oral, mais nous faisons les choses à l’envers : on impose un grand oral, alors que personne ne sait comment former les élèves. Les enseignants sont démunis. La plupart d’entre eux n’ont jamais été formés et ne savent pas comment former les jeunes à leur tour. Et là encore, ce sont ceux qui sont doués de façon innée ou qui viennent d’un milieu privilégié qui réussissent le mieux : il y a une forme de reproduction sociale qui est profondément injuste et qu’il serait facile de contrecarrer en rétablissant un enseignement de la rhétorique au primaire et collège-lycée.

Quels sont les projets à venir de la chaire Éloquence ?

Nous allons redonner le spectacle de commémoration du 8 mai 1945 à l’occasion du festival littéraire Cultissime fin septembre, événement phare à Angers, avec l’orchestre et le chœur Vox Campus.

Une formation en partenariat avec la Comédie-Française et l’Institut de France, à Angers et à Paris, est prévue en octobre pour nos étudiants de Meef 1.

Un événement aura lieu à Angers mi-décembre en partenariat avec la mairie : nous y inviterons nos partenaires de l’Institut de France et de la Comédie-Française, ainsi que nos mécènes, pour un moment de table ronde et de spectacle. Cela constituera une sorte d’événement public de lancement de la chaire.