Mobilisations dans les universités : quel impact sur les conditions de travail des personnels ?
Par Léa Gerakos | Le | Relations extérieures
Toulouse, Caen, Rennes, Paris, Bordeaux… La réforme du système des retraites a suscité mobilisations et blocages dans les universités françaises. Des perturbations qui ont modifié le quotidien des personnels et qui posent des questions plus générales sur l’évolution de l’activisme, à l’ère du distanciel.
Le 10 janvier, la confirmation du projet de réforme du système des retraites marque le début d’un mécontentement et d’une mobilisation dans tout le pays. Les universités ne font pas exception et, à mesure que la situation nationale se tend, les perturbations s’y multiplient.
Une situation qui empêche parfois des personnels d’accéder à leur lieu et outil de travail. Un contexte moralement usant, mais aussi un casse-tête pour l’organisation des campus, comme l’a constaté Campus Matin.
Un accès difficile aux campus…
De Toulouse à Paris, l’annonce et la mise en place du projet de réforme soulèvent une vague de mécontentement. Impact immédiat et le plus évident dans l’enseignement supérieur des mobilisations : l’accès aux établissements est limité en raison de transports perturbés, de blocus voire d’occupations.
Des transports perturbés à Paris
Je me lève à 4 h pour arriver à 7 h 15
En région parisienne, les trajets perturbés limitent l’accès aux sites universitaires dès le 19 janvier, première journée de mobilisation. Les personnels d’universités parisiennes doivent anticiper leurs trajets quotidiens : « Je prends le RER D pour venir au travail. Avec les grèves, je me lève à 4 h pour arriver à 7 h 15 », raconte un technicien d’une université du centre de Paris, rencontré par Campus Matin.
La présence des agents de sécurité étant cruciale pour contrôler les entrées des campus et éviter leur blocage, des moyens supplémentaires sont mobilisés : « Parfois, je dois faire le trajet en taxi, aux frais de l’université, témoigne une vigile. Les responsables sont en général compréhensifs de la situation, mais c’est tout de même stressant de dépendre de transports perturbés pour veiller à la sécurité sur les campus. »
Des portes d’établissements barricadées
À partir de février, les syndicats appellent à mettre la France à l’arrêt, avec pour objectif de faire fléchir le gouvernement. Une démarche encouragée par l’intersyndicale de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR).
Plusieurs fermetures sont signalées dès les 14, 15 et 16 février. Des décisions émanant des établissements qui redoutent les occupations et blocages étudiants.
Au fil des jours, les campus font l’expérience de l’interruption des activités administratives et pédagogiques : le Tertre à Nanterre Université, ceux de Paris 1 Panthéon Sorbonne (notamment le Centre Pierre-Mendès-France), Sorbonne Nouvelle, Villejean et La Harpe à l’Université Rennes 2, Paul Valéry à l’Université Montpellier 3, celui du Mirail à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, ou encore l’Université Bordeaux Montaigne…
Une secrétaire de scolarité de la Sorbonne Nouvelle insiste sur les dysfonctionnements générés durant cette période : « C’est stressant de ne pas savoir s’il est possible de travailler dans nos bureaux. On peut se retrouver devant une porte fermée alors que la veille tout était accessible. »
« La situation pouvait évoluer au cours de la journée, raconte une seconde témoin de la bibliothèque universitaire (BU). Donc nous sommes restés sur place. Avec des collègues, nous nous tenions au courant à travers notre réseau. »
La décision de fermer à Sorbonne Nouvelle
Le 29 mars, personnels et étudiants de la Sorbonne Nouvelle apprennent la fermeture du campus jusqu’au 6 avril par courriel. « À 9 h 30 ce matin, l’entrée du site a été bloquée par une quarantaine d’étudiants, pour la troisième fois en deux semaines », informe la présidence.
Jamil Jean-Marc Dakhlia, alors président de l’université (il a depuis perdu les élections alors qu’il se représentait), explique à Campus Matin sa décision de fermer : « L’accumulation entre les grèves de transports et les blocus crée de la fatigue et de l’agacement. Certains personnels administratifs viennent de loin et se déplacent pour rien face à des blocages qui ne sont, par essence, pas prévisibles. »
« L’incertitude chronique de ne pas savoir si les locaux seraient accessibles le lendemain a été un facteur important de perturbation et de désorganisation, affirme l’ancien président. Il fallait stabiliser la situation et surtout assurer la sécurité sur le site puisque les blocages posaient des problèmes d’évacuation. De manière mécanique, cela a entrainé une fermeture. »
Des sites occupés
Du 8 mars et jusqu’au 4 mai, les personnels administratifs et étudiants du bâtiment du Gai Savoir sur le campus Mirail de l’Université Jean-Jaurès à Toulouse sont privés de leurs bureaux et salles de cours. Le télétravail est imposé à tous les administratifs fréquentant le bâtiment, surnommé « Zone autogérée du Mirail (ZAM) » par ses occupants.
« Les personnels se sentent dépossédés. En enlevant ce bâtiment, ça a été une contrainte supplémentaire pour le personnel qui, en plus de la dépossession de leurs lieux et outils de travail, se retrouvait avec des tâches d’organisation supplémentaires », raconte Raphaël Montazaud, vice-président étudiant (VPE) de l’université.
Retour à Paris, où le campus Nation de l’Université Sorbonne Nouvelle est occupé entre les 11 et 15 avril. « Je suis d’accord avec eux, mais qu’ils ne m’empêchent pas de travailler », réagit une secrétaire de scolarité.
Un agent de prévention que nous retrouvons à l’entrée du campus insiste sur le renforcement de la sécurité depuis l’évènement :
« Maintenant, il y a des agents à chaque entrée. Avant nous étions quatre, aujourd’hui nous sommes 15. Avant, on ne travaillait qu’à l’entrée principale, maintenant on les surveille toutes. Ça a beaucoup modifié notre façon de fonctionner. »
La situation se tend sur les campus
« Nous avons constaté des incidents tels que des passages en force, des intimidations d’étudiants et de professeures, des tags, des dégradations de matériel et des vols », écrit la présidence de l’Université Sorbonne Nouvelle, dans un mail interne du 11 avril.
« Au moment des évaluations, les étudiants ont protesté. En passant dans des salles de cours et en constatant des évaluations, ils y ont mis le bazar pour empêcher qu’elles aient lieu, demandé aux étudiants de sortir de leur salle, jeté les polycopiés d’examen d’une enseignante qui les passait dans les rangs » retrace à Campus Matin Jamil Jean-Marc Dakhlia, l’ancien président.
« Lorsqu’il y a eu cohabitation entre des personnels administratifs et des occupants, certains membres du personnel n’avaient pas l’esprit très tranquille, livre un second agent de prévention aux portes du campus Nation. Le jour de l’arrivée des étudiants, qui n’étaient pas tous issus de Paris 3, certains d’entre nous avons été bousculés par ceux qui ont forcé l’entrée. »
Lors des premiers jours d’occupation du bâtiment du Gai Savoir à l’Université Jean Jaurès, un agent de sécurité entré pour désactiver les alarmes incendie raconte avoir subi des violences physiques de la part des occupants.
Raphaël Montazaud, le vice-président étudiant de l’établissement, rapporte aussi l’interruption brutale d’examens : « Après qu’un blocage reconductible de la fac ait été voté en assemblée générale, 200 étudiants sont sortis de l’amphithéâtre et ont allumé les alarmes incendie dans tous les bâtiments pendant que certains composaient des partiels anticipés. C’était symboliquement très lourd, c’était des images quasiment d’autodafés de copies d’examens. »
Des dégradations matérielles : émotion et budgets gaspillés
« C’est intolérable, inqualifiable, absolument insupportable de permettre à une dizaine de personnes de bloquer les locaux, d’empêcher les gens de venir travailler, d’empêcher les étudiants d’accéder à leurs cours, alors que nous avons souffert pendant longtemps de ne pas être en présentiel ». La ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Sylvie Retailleau, ne mâche pas ses mots au micro de RTL le 19 avril.
Elle réagit aux dégradations constatées à l’Université de Caen à la suite d’une occupation ayant duré du 6 mars au 17 avril. Faux plafonds éventrés, tags, armoires électriques fracturées, systèmes de vidéo projection endommagés… les coûts de remise en état du bâtiment E à l’Université de Caen Normandie s’élèveraient à un million d’euros, d’après Sylvie Retailleau.
Déjà en mars l’Université Panthéon Sorbonne avait dénoncé des dommages post-blocage, : « Ces actes ne peuvent en rien trouver de justification dans une mobilisation démocratique contre une réforme, quelle qu’elle soit. »
À l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, la cantine du Crous a été pillée, des portes de bureaux d’administratifs ont été ouverts et des effets personnels volés. « Cela a provoqué une grande souffrance, une grande émotion et beaucoup d’inquiétudes au sein des personnels », confie Raphaël Montazaud, le VPE.
« Des blocus plutôt ponctuels »
« On ne voit pas d’un bon œil que les locaux universitaires puissent être l’objet de dégradations, déplore Christophe Bonnet, secrétaire national du Syndicat général de l’éducation nationale et de la recherche (Sgen-CFDT). C’est du travail et des budgets que l’on se bat pour obtenir qui se retrouvent gaspillés. »
Le responsable syndical livre une analyse nuancée de la situation sur les campus pendant le mouvement contre les retraites : « Pas question que les collègues soient agressés, pas question que leurs conditions de travail soient dégradées. Néanmoins, il a été question de blocus plutôt ponctuels. Par le passé, il y a eu des situations beaucoup plus préoccupantes. Les difficultés majeures ont été la privation de leurs lieux de travail et les quelques dérapages des tensions notamment pendant les travaux dirigés (TD), mais ça n’a pas été un phénomène massif. »
Le retour du distanciel
« Depuis les confinements, le basculement en télétravail est assez automatique, nous sommes déjà familiers avec les outils du distanciel », affirme un personnel administratif d’une UFR de langues à l’Université Sorbonne Nouvelle.
Le ressenti est différent pour ce personnel d’un service de scolarité : « Le distanciel est un casse-tête pour l’organisation du service. On ne peut pas tout faire en télétravail. J’ai dû reporter le traitement de certains dossiers dont je ne peux pas m’occuper depuis chez moi, les tâches prennent du retard ! »
« Tout le monde ne peut pas être en télétravail, prolonge un agent d’accueil à la BU de la même faculté. Au sein de notre service, le poste de magasinier par exemple, ne peut pas s’exercer à distance étant donné que les tâches consistent à renseigner les étudiants ainsi que ranger, trier, étiqueter les collections et gérer les emprunts. »
Des cours et examens sont basculés en distanciel également. « Travailler sans collections et usagers, notre métier perd de son sens. C’est moralement usant », témoigne une bibliothécaire du campus Nation. « Ça nous a attristés, ce n’est pas pareil sans les étudiants », ajoute un agent de sécurité.
Une atteinte au droit de grève ?
Christophe Bonnet, qui est aussi enseignant-chercheur à la Sorbonne Nouvelle, remet en question l’usage du distanciel : « Dans les différents communiqués intersyndicaux, nous avons clairement défendu l’idée selon laquelle le distanciel, les jours de mobilisation, est une atteinte au droit de grève. Il y a une vraie question sur le fait de basculer des cours à distance dans le cadre d’un mouvement social. »
Jamil Jean-Marc Dakhlia, observe une évolution inexorable. « À l’ère numérique, l’activisme change, les gens ne s’engagent plus de la même manière. Il y a un avant et un après-télétravail. La généralisation du télétravail, des méthodes de cours et d’évaluation à distance a rebattu les cartes. Certains enseignants voient le distanciel comme outil pour casser le mouvement social. Ils ont bien compris qu’il permettait une continuité de service. »
Face à l’évacuation progressive des différents sites et bâtiments occupés, Christophe Bonnet constate : « Il a été difficile de concilier le droit de manifester, de s’exprimer, et les conditions de travail. »