Université indigène de Colombie : l’éducation comme mécanisme de défense des peuples
Par Marine Dessaux | Le | Stratégies
Ce début octobre, l’École universitaire de recherche Artec annonçait une collaboration plus soutenue avec l’Université autonome indigène de Colombie. Entité à part dans le panorama de l’enseignement supérieur, cet établissement propose une éducation différente, centrée sur la sauvegarde de la langue et de la culture des peuples autochtones. Elles possèdent également des dimensions politiques et spirituelles fortes.
Ce début octobre, une collaboration qui ne ressemble à aucune autre prend corps pour les universités Paris Nanterre et Paris 8. Et pour cause : les échanges et projets pédagogiques se mettent en place avec l'Université autonome indigène interculturelle (UAIIN) de Colombie. Une première pour les établissements partenaires de l'École universitaire de recherche (EUR) Artec, réunis au sein de la communauté d’universités et d’établissements (Comue) Université Paris Lumières.
Un modèle pédagogique unique
Accréditée par l’État colombien comme université spécifique depuis 2018, mais créée depuis une trentaine d’années par le Conseil régional indigène du Cauca, l’UAIIN rassemble 139 communautés autochtones et compte plus 1 300 étudiants. Elle est basée à Popayan, capitale de la région Cauca, située dans le sud de la Colombie.
Elle propose un grade de licence en cinq ans et un doctorat en sciences de l’éducation en contexte multiculturel avec d’autres universités internationales : au Nicaragua, en Colombie et au Mexique. Elle travaille en outre à développer un master autour de la médecine alternative.
Cette université indigène, qui n’est pas la seule en son genre en Amérique latine, propose un modèle de pédagogie alternative, fondé sur l’interculturalité. Les enseignements portent sur la réalisation d’un projet réalisé par l’étudiant devant répondre à un besoin du territoire. Et cela, dans différents domaines tels que le droit propre aux indigènes, la médecine traditionnelle et l’art. Exit, donc, les dissertations classiques et les évaluations écrites.
Mais au-delà des enseignements différents, l’UAIIN répond à des enjeux politiques et culturels forts dans un pays secoué par la violence.
Une université d’un autre genre
Sur le plan politique…
Dans un pays où le trafic de cocaïne fait de nombreuses victimes, les autochtones colombiens doivent s’imposer pour défendre leur territoire. « Une lutte de plus de 200 ans », rappelle Carlos Dario Tote Yace, coordinateur politique de la délégation. Et que les membres du Conseil régional indigène du Cauca continuent de mener, notamment via l’UAIIN.
« Cette année, 85 d’entre nous ont été tués, dit Carmen Eugenia Gembuel, autorité principale du conseil régional indigène du Cauca. L’UAIIN, nous permet de renforcer nos systèmes, et non ceux du gouvernement. Cela contribue à légitimer notre gouvernance propre. L’éducation est un mécanisme de défense des peuples et des communautés. »
Un gouvernement qui a longtemps été au cœur des manifestations des étudiants, dans les campus colombiens, ou encore des autochtones sur l’autoroute transaméricaine. « Cela fait partie de la pédagogie : manifester sur la panaméricaine pour défendre nos droits », estime Carlos Dario Tote Yace.
Et si Gustavo Petro, premier président de gauche de l’histoire du pays, élu en juin 2022, a promis plus de droits pour les peuples indigènes, les membres de la délégation restent prudents. « Ces partenariats avec des universités françaises sont également une façon de renforcer l’UAIIN lors des négociations avec l’État colombien », explique Sabine Quiriconi, chargée de mission pour le développement des relations internationales de l’EUR Artec et maîtresse de conférences en arts du spectacle à l'Université Paris Nanterre.
…Culturel…
Au centre du projet de l’UAIIN : la préservation de la culture des nombreuses communautés autochtones et la revitalisation des langues originaires. « Avoir notre propre université permet d’affirmer que les savoirs sont bien au cœur des territoires. Nous avons une responsabilité envers les communautés de développer des projets pédagogiques ensemble », expose Yulieth Ximena Narvaez, coordinatrice pédagogique de l’université indigène. Une façon, aussi, de renforcer la mémoire collective.
… et spirituel
C’est un aspect très lié à l’UAIIN : la spiritualité. Jusqu’en France ! Lors de la visite de la délégation, plusieurs rites chamaniques sont ainsi organisés, l’un d’eux ouvert au public. Une façon pour les membres du Conseil régional indigène du Cauca de sceller l’alliance entre les établissements. « Nous avons donné carte blanche à la délégation pour se présenter. Ce rituel n’est pas seulement un culte, mais un fait social et une pratique performative par la danse et le chant », décrypte Sabine Quiriconi qui s’est elle-même rendue à l’UAIIN.
Elle rapporte : « La spiritualité est très présente dans l’université. Les nouveaux venus suivent une préparation spirituelle et, au centre de la vie universitaire, se trouve la Tulpa, un lieu de culte, mais aussi de pratique de la médecine traditionnelle. » Un endroit où sont développées les pédagogies de l’établissement, ajoute Luis Aureliano Yunda, chaman et médecin traditionnel.
Une collaboration à imaginer
Premiers liens
La collaboration entre l’UAIIN et les universités Paris 8 et Paris Nanterre a commencé il y a deux ans et s’est notamment développée par l’intermédiaire de Clara Melniczuk, qui s’est penchée sur l’université indigène dans le cadre de sa thèse en philosophie à l’EUR Artec, et du chercheur et artiste et Julián Dupont, originaire de la ville de Popayan.
En mars 2022, tous deux ont accompagné les enseignants-chercheurs, Philippe Bootz et Sabine Quiriconi, qui se sont rendus sur place pour évaluer les possibilités d’échanges. « Dans les relations internationales, il y a certaines missions qu’on ne peut pas faire en visioconférence et celle-là en faisait partie ! », raconte Sabine Quiriconi.
Au bout de trois jours, ils repartent après avoir posé les premiers jalons d’un travail en commun et avec la conviction que la collaboration serait réalisable. « C’est à l’issue de cette mission que nous avons mis en place la venue de la UAIIN à Paris avec le comité de pilotage d’Artec », conclut Sabine Quiriconi.
Projets communs
Deux conventions-cadres ont été signées début octobre, avec Paris 8 et Paris Nanterre, afin d’organiser quatre types d’échanges :
- des mobilités étudiantes, pendant un semestre ;
- des modules d’innovation pédagogique, pour une durée allant jusqu’à quinze jours, avec deux ou trois porteurs de projet qui peuvent être des enseignants-chercheurs, artistes ou doctorants ;
- du compagnonnage pour les étudiants qui partiraient à deux ou trois avec un projet commun dans les territoires du Cauca, guidés par des étudiants de l’UAIIN ;
- des échanges d’enseignants chercheurs ayant pour but de comprendre, par l’immersion, les pédagogies alternatives proposées de part et d’autre.
Pour l’heure, tout reste encore à inventer ! « Les projets seront construits dans le respect des différences entre les différents modèles pédagogiques. L’objectif étant d’enrichir les pratiques dans les deux sens, d’échanger, de se mettre en dialogue », explique Julie Peghini, directrice adjointe de l’EUR Artec et maîtresse de conférences à l’Université Paris 8.
Des échanges qui pourraient s’élargir. « La faculté de droit pourrait également être intéressée par la question du droit propre et la médecine alternative concernerait la faculté de médecine », se projette Sabine Quiriconi.