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Former à la complexité : ces écoles inventent une pédagogie de l’adaptation


Comment préparer les ingénieurs et les managers de demain à naviguer dans un monde en constante transformation, où l’incertitude et la complexité ne sont plus l’exception mais la norme ? À l’occasion de son colloque annuel, la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (Cdefi) a consacré, le jeudi 5 juin, une table ronde à la pédagogie de l’adaptation. Objectif : repenser les formations pour intégrer la complexité du monde contemporain dans les apprentissages.

Le colloque annuel de la Cdefi s’est déroulé à Brest, les 5 et 6 juin 2025. - © Cdefi
Le colloque annuel de la Cdefi s’est déroulé à Brest, les 5 et 6 juin 2025. - © Cdefi

« Complexus, en latin, signifie ce qui est tissé ensemble. C’est ce tissu sans couture qui fait que les choses sont entremêlées, inextricablement liées », définit d’entrée de jeu Nicolas Benvegnù, sociologue au médialab de Sciences Po.

Crises systémiques, mutations environnementales, incertitudes économiques… Le monde dans lequel les ingénieurs et managers exerceront demain est « tissé » d’imprévus. Il devient ainsi nécessaire pour les établissements du supérieur d’apprendre à naviguer dans la complexité.

Pourquoi former à l’incertitude ?

« Manager devient un métier compliqué, reconnaît Marie-Noëlle Chalaye, directrice de l’IAE de Brest - Bretagne INP. Nous sommes contestés dans nos écoles sur nos pratiques. La temporalité pose problème : la situation d’urgence, de crise devient la normalité, mais la nature elle ne change pas, son rythme est immuable. La complexité est liée à cette dissociation temporelle de l’humain qui n’a cessé de pouvoir aller de plus en plus vite. »

Elle évoque le philosophe Edgar Morin : « La complexité est liée au fait qu’on ne peut pas appliquer à l’humain des règles qui pourraient émaner de la science expérimentale »

C’est en réponse à ce constat qu’a été créé le master Storm (pour sustainability, transition, organisation and resilience in management), porté par six universités européennes, qui vise à reconnecter les futurs managers à la nature.

Bertrand de Parscau du Plessix est directeur de la formation à l’École navale. - © Cdefi
Bertrand de Parscau du Plessix est directeur de la formation à l’École navale. - © Cdefi

À l’École navale, le directeur de la formation et capitaine de vaisseau Bertrand de Parscau du Plessix parle d’une formation adaptée à « la complexité de l’environnement dans lequel l’officier de marine est appelé à intervenir, entre la terre et la mer ».

Savoir comment réagir en situation de crise peut être vital : « Je confie aux jeunes les ressorts pour analyser et comprendre la complexité du monde afin de faire des choix rapides. »

Nicolas Benvegnù mise sur le croisement des sciences sociales et sciences de la vie et sur l’immersion terrain, que ce soit à travers le bachelor “Métis” lancé en 2010 à Sciences Po Paris, avec l’Université Paris Cité, ou le double diplôme “Compétences et société durable” à Reims, avec l’Urca.

Enfin, à Centrale Lille, Véronique Le Courtois, ancienne directrice des études, et Sire de Marc Ébodé, ancien enseignant-chercheur en sciences de gestion aujourd’hui ingénieur d’études à l’Ineris, ont imaginé, dès 2017, une simulation pour répondre à la compétence « penser et agir en environnement incertain ».

« L’approche par compétences nous pousse à réfléchir à l’évaluation, à sortir du devoir classique, et à aller vers la mise en situation réelle », indique Véronique Le Courtois.

L’incertitude se vit par l’action

Former à l’incertitude ne peut passer que par l’action : c’est avec cette conviction que Sire de Marc Ébodé et Véronique Le Courtois invitent une centaine d’étudiants chaque année à incarner des pompiers dans un bâtiment en feu ou des coordinateurs à distance. Leur mission ? Sauver toutes les personnes piégées dans le bâtiment, malgré une vision partielle de la situation… et un temps de plus en plus réduit.

Sire de Marc Ébodé enseigne les sciences de gestion à l’école d’ingénieurs Junia. - © Cdefi
Sire de Marc Ébodé enseigne les sciences de gestion à l’école d’ingénieurs Junia. - © Cdefi

« Cela les confronte à des perceptions divergentes du réel », expose Sire de Marc Ébodé. Il cite deux niveaux d’incertitude : l’inconnu connu, « on sait qu’on ne sait pas », et l’inconnu inconnu, « qu’on ne détecte qu’une fois que l’événement arrive ». La ludopédagogie permet en outre de faire expérimenter « le temps objectif et le temps subjectif, celui qui est dans l’action ».

Les étudiants en ressortent déboussolés : « D’un côté on nous parle de modélisation, de l’autre on nous dit que rien n’est modélisable. Où est la vérité ? », rapporte Véronique Le Courtois en citant l’un d’eux. Une réflexion qui a conforté les enseignants : « Nous étions sur la bonne voie. »

Intégrer l’incertitude de façon continue et via des situations réelles

À l’École navale, l’incertitude est intégrée de façon progressive mais constante. « Nous formons de jeunes officiers qui, très tôt, seront confrontés à des environnements complexes, incertains et risqués. C’est pourquoi nous travaillons sur des situations simulées et réelles — auxquelles nous attachons beaucoup d’importance car il s’y passe des choses qui ne surviennent pas en simulation », souligne Bertrand de Parscau du Plessix.

La formation pousse à l’endurance et à la résilience : « Nous emmenons les élèves en mer, où nous leur apprenons à accomplir leur mission même en vomissant. » Un entraînement exigeant qui provoque des abandons : « Entre 5 et 15 élèves sur 85 renoncent dans les premières semaines. »

Une interrogation persiste cependant pour les pédagogues : « Faut-il préparer d’abord à mener un plan avant d’ajouter de l’incertitude petit à petit ou l’intégrer dès le départ ? »

Débriefer après l’immersion, une étape indispensable

L’immersion n’a de sens que si elle s’accompagne d’un retour réflexif, estime Nicolas Benvegnù. L’enseignant a adapté ses formats : « Au départ, je faisais des jeux de simulation sur toute la journée. Maintenant, je fais une demi-journée de simulation, et le reste du temps, on débriefe. » Il convie aussi des professionnels ayant vécu les réalités qu’expérimentent les étudiants lors des simulations pour enrichir le débat.

Sire de Marc Ebodé observe des limites logistiques au débriefing, notamment pour un groupe d’une centaine d’étudiants. « Nous sommes en train de tester l’IA pour avoir un retour réflexif quasi individuel. »

Changer les regards : vers un management allocentré

Marie-Noëlle Chalaye est directrice de l’IAE de Brest - Bretagne INP. - © Cdefi
Marie-Noëlle Chalaye est directrice de l’IAE de Brest - Bretagne INP. - © Cdefi

Pour Marie-Noëlle Chalaye, préparer à l’incertitude, c’est surtout changer de paradigme. Inspirée par la théorie U d’Otto Scharmer, un enseignant-chercheur du MIT, elle invite à construire une perception plus juste du monde. Ses étudiants sont confrontés à la nature : sorties naturalistes, interactions avec des chevaux, rencontres avec des biologistes.

L’idée est d’interroger la place de l’humain dans un système plus vaste. « Les étudiants sont très écoanxieux, en ont marre des fresques du climat, ils nous pointent du doigt. » L’IAE Brest — Bretagne INP favorise les projets collectifs et développe le concept de management bleu, inspiré du monde maritime : une gestion de l’incertitude ancrée dans la coopération et la résilience.

Ce changement de regard passe aussi par une remise en question des profils recrutés : « Pour innover, il faut rompre avec la manière habituelle de faire. Le principal problème, c’est que les ingénieurs sont les “winners”, ceux qui ont tout réussi. Or, les gens qui ont rencontré des difficultés sociales sont souvent plus à même de se débrouiller avec les problématiques complexes. »

Faire place aux émotions

Souvent absentes des salles de cours, les émotions deviennent un objet d’apprentissage à part entière. La simulation de Centrale Lille a révélé l’intensité émotionnelle de certaines décisions et provoque un stress bien réel.

Pour Marie-Noëlle Chalaye, « si on veut se reconnecter à la nature, il faut mobiliser les émotions, ce qui n’est pas toujours simple pour des ingénieurs ».

Nicolas Benvegnù est sociologue au médialab de Sciences Po. - © Cdefi
Nicolas Benvegnù est sociologue au médialab de Sciences Po. - © Cdefi

Nicolas Benvegnù intègre cette notion dans un cours interdisciplinaire sur les preuves scientifiques : « Les émotions ne peuvent pas s’effacer, ce sont elles qui nous permettent de faire le lien avec le monde qui nous entoure. »

Une reconnaissance du rôle des émotions qui a sa place même en recherche : « J’ai assisté à des congrès scientifiques internationaux, avec des présentations où des chercheurs faisaient de l’introspection. Et c’était admissible comme papier scientifique. Notre rationalisme ne doit pas nous empêcher d’avancer là-dessus », illustre Marie-Noëlle Chalaye.

Dans le monde professionnel, cette question fait également son chemin. Directeur général des ressources humaines de Thalès, Clément de Villepin a imaginé des modules de formation continue sur « manager les émotions » mais aussi « manager par les émotions ».

Une posture enseignante bouleversée mais enrichie

Changer ses méthodes pédagogiques pour intégrer plus de mises en situation bouleverse profondément les habitudes des enseignants. Véronique Le Courtois l’admet : « C’est vraiment une remise en cause des sachants. Il n’est pas évident de leur dire “Tout ce que vous allez enseigner aux étudiants va être au service simplement de la résolution d’un problème, le plus proche de la réalité.” Mais il y a une satisfaction incroyable de l’enseignant qui se lance là-dedans, parce qu’il a un retour positif de la part des étudiants. La relation est tout autre. »

Sire de Marc Ébodé raconte lui aussi une expérience transformante : « C’est déstabilisant. On ne contrôle rien. Très souvent, on devra adopter plusieurs postures : des phases de transmission, des phases de conseil, des phases d’évaluation… À la fin, c’est très satisfaisant parce que nous avons appris aussi. Et les cours ne se ressemblent plus. »

Un frein à dépasser : embarquer les enseignants-chercheurs dans la transdisciplinarité

Véronique Le Courtois était directrice des études à Centrale Lille. - © Cdefi
Véronique Le Courtois était directrice des études à Centrale Lille. - © Cdefi

À l’heure où les défis contemporains appellent à des réponses systémiques, la transdisciplinarité apparaît comme une nécessité pédagogique. Mais sa mise en œuvre reste difficile. À Centrale Lille, l’enjeu a été pris à bras-le-corps avec la création d’un cours d’introduction à la complexité mêlant philosophie, sociologie et systèmes d’information. « À Centrale, la transdisciplinarité est un principe intégré. Mais ce n’est pas parce qu’elle est dans l’ADN qu’elle est simple à mettre en œuvre », souligne Véronique Le Courtois.

Il reste difficile de dépasser les habitudes académiques. « Beaucoup de chercheurs fonctionnent encore en silos », constate-t-elle, malgré les incitations à travailler en équipes interdisciplinaires.

Pourtant la recherche se transforme pour s’aligner sur la complexité du monde contemporain, témoigne Nicolas Benvegnù. « La manière dont la recherche aborde ces questions change profondément. C’est elle est notre meilleur facteur pour transformer les formations que nous proposons. »

Une thèse sur la pédagogie de la complexité

Financée par le programme Forccast et soutenue en 2022, une thèse de l’Université de Sherbrooke (Québec) s’est penchée sur la cartographie des controverses dans l’enseignement supérieur. Simon Bolduc, sous la direction du professeur en sciences de l’éducation Denis Bédard, a suivi huit enseignants, dont Nicolas Benvegnù.

Le sociologue en garde un souvenir marquant : « Pendant un an, Simon Bolduc m’a accompagné. Systématiquement, après les cours, il y avait des interviews ». Un retour réflexif intense, mais « précieux ».

Son constat : pour que les approches pédagogiques innovantes prennent racine, la formation des formateurs est primordiale. « Les enseignants qui restent et qui s’engagent dans ces expériences, ce sont ceux qui sont formés et soutenus », estime Nicolas Benvegnù. À Sciences Po, un service est dédié à cet accompagnement : l’Institut des compétences.