Comment collaborer sur un projet pédagogique avec un autre établissement ?
Construire un projet pédagogique entre deux établissements éloignés, tout en créant de l’engagement et une rencontre humaine : ce défi, les IUT de Corte et de Toulon l’ont relevé en réunissant une vingtaine d’étudiants autour de la création d’une application en réalité augmentée. L’objectif ? Faire découvrir les récits légendaires et traditions locales. Deux enseignants partagent leurs conseils tirés de cette expérience.

1. Choisir deux établissements aux cultures différentes
L’idée de départ de Prosa a émergé en Corse, où Yannick Stara, responsable pédagogique du BUT métiers du multimédia et de l’internet de Corte, souhaitait interroger sur la transmission de patrimoine et la culture régionale.
En 2023-2024, les étudiants corses ont ainsi travaillé seuls sur une première version du projet. À la rentrée suivante, le projet s’est élargi à l’IUT de Toulon, avec un fil conducteur : raconter des histoires locales sous forme numérique.
« En Corse, la culture est assez forte, avec un enjeu très important : défendre notre culture, parce que c’est notre premier outil de compréhension du monde, expose Yannick Stara, également artiste-auteur. Nous voulions amener les étudiants à s’interroger sur leur culture sans tomber dans une vision étriquée. Du point de vue universitaire, le projet nous intéressait parce qu’il peut déclencher une prise de conscience. S’ouvrir à un territoire comme la Provence, c’est aussi comprendre qu’il existe un socle commun très large et des différences. La question, alors, c’est : qu’est-ce que la différence et qu’est-ce qu’on en fait ? »
À l’inverse, les étudiants toulonnais ressentaient « moins cet attachement à la Provence de prime abord », a observé Ludivine Bardet, enseignante vacataire à l’IUT de Toulon et consultante en marketing et communication. Elle conseille de « ne pas avoir peur de faire se rencontrer des cultures différentes. C’est plus riche. »
En quoi consiste Prosa ?
Prosa - nom tiré du mot commun au corse et provençal qui signifie « prose » - s’appuie sur le territoire pour mettre en avant des récits, des lieux, des sons. Le tout dans une forme ludique et interactive, accessible sur smartphone.
Ce projet pédagogique commun aux départements métiers du multimédia et d’internet des IUT de Corte et Toulon a été mené dans le cadre d’une situation d’apprentissage et d’évaluation, en lien avec l’approche par compétences. De la rentrée jusqu’au printemps, 23 étudiants de troisième année ont conçu une application mobile qui plonge dans un conte interactif en réalité augmentée.
L’utilisateur incarne un personnage naviguant la Provence et la Corse. Au fil de son parcours, il découvre des figures mythologiques issues de chaque culture régionale.
2. Miser sur la complémentarité des formations
Les étudiants de l’IUT de Corte suivent une spécialisation en création numérique, ceux de l’IUT de Toulon en stratégie de communication. Deux approches complémentaires qui ont structuré le projet en deux groupes : la création d’un côté et la diffusion - fictive - de l’autre.
« L’objectif était de leur permettre de choisir eux-mêmes les tâches qui les intéressaient. Des Toulonnais ont ainsi pu travailler dans le groupe des Corses sur la narration », souligne Ludivine Bardet.
3. Avoir un cahier des charges transparent et cadré
Les porteurs du projet Prosa prévoient plusieurs ajustements, à commencer par une définition plus précise de la cible.

« Nous avons trop laissé le choix sur ce sujet. Les étudiants étaient partis sur les très jeunes, mais la stratégie de communication n’a pas fonctionné pour ce public-là, analyse Ludivine Bardet. Une cible plus mature, à partir de 30 ans, serait plus facile à toucher. Ce sont ceux dont les parents ou grands-parents étaient provençaux à qui parle ce projet. »
Le besoin d’un cadre plus contraignant s’est aussi fait sentir. « L’an prochain, nous voulons plus de rigidité dans le cahier des charges. Il faut être économe sur le temps passé sur chaque tâche. En entreprise, c’est aussi ce qui est attendu », souligne Yannick Stara.
4. Clarifier le rôle de chaque enseignant
Une fois le cadre posé, les enseignants (au nombre de six, auxquels s’ajoutent d’autres expertises en interne et en externe) se sont réparti les responsabilités. Scénario, UX, graphisme, communication… Chaque zone de travail est délimitée. « Même si nous avons tous notre avis et que nous pouvons en discuter, il est important de respecter la direction de la personne en charge du sujet », explique Ludivine Bardet.
Un groupe WhatsApp entre enseignants a été mis en place pour apporter une réponse collective aux questions. Ludivine Bardet conseille de tout écrire : « Si on ne veut pas voir tel ou tel module, on le note. Car les étudiants cherchent parfois la faille. »
« Il faut être très contractuel, même avec les étudiants », acquiesce Yannick Stara.
5. Créer les conditions d’une rencontre humaine, le plus tôt possible
Pour bien lancer le projet, deux enseignants corses se sont déplacés à Toulon à la rentrée 2024. Mais les étudiants se sont d’abord rencontrés en visioconférence. L’équipe pédagogique a toutefois senti que cela ne suffisait pas à créer une dynamique. « En troisième année de BUT, les étudiants n’ont plus l’habitude de travailler avec d’autres personnes », explique Ludivine Bardet.
C’est lors d’un séjour d’une semaine en Corse, organisé en novembre, que les choses ont accéléré. « C’est là que la mayonnaise a pris. Ils ont commencé à se connaître, à se comprendre », observe Ludivine Bardet. En début d’année 2025, ça a été au tour des étudiants corses de venir en Provence.
Ces phases de présentiel ont un avantage : elles permettent un travail intense, avec des points d’étape journaliers, et à la clé, plus de productivité.

6. Anticiper l’évaluation et valoriser l’engagement
Pour évaluer la progression, une grille commune a été mise en place (autour des compétences « entreprendre et concevoir » à Toulon et « entreprendre et exprimer » en Corse), avec un oral final et une auto-évaluation.
Comme pour tout travail de groupe, la difficulté est d’affiner la note selon le degré d’engagement de chacun. Une limite que les enseignants souhaitent corriger l’an prochain.
« Les étudiants ont été considérés comme un groupe du début à la fin, rapporte Yannick Stara. L’inconvénient, c’est qu’ils n’ont pas tous tout fait. Certains se sont spécialisés plus que d’autres. Nous allons prendre du recul pour voir comment, l’année prochaine, chacun pourra participer à l’ensemble du projet, mais de manière individuelle. »
Il ajoute : « Il faudrait mieux récompenser ceux qui sont vraiment motivés. Et à l’inverse pénaliser ceux qui ne s’engagent pas, car c’est un projet qui implique des ressources financières, des contraintes et qui représente une grosse part du coefficient pour la validation de l’année, pour lequel il est donc important de s’investir. »
7. Ouvrir le projet à des expertises extérieures
Construire une application en réalité demande de nombreuses compétences… qui ne sont pas toujours disponibles en interne. C’est pourquoi Prosa a fait appel à des intervenants extérieurs. Deux professionnels d’Ubisoft, notamment le directeur du centre de design, sont venus analyser le projet de l’année précédente pour proposer des pistes d’amélioration aux étudiants ou encore donner des astuces pour améliorer l’ambiance de l’application. Une spécialiste de la culture provençale a aussi été sollicitée.
« Il faut avoir de l’audace et ne pas hésiter à appeler des experts. Le régionalisme parle à beaucoup de gens, même quand ils ne semblent pas impliqués », conseille Yannick Stara.
8. En tant qu’enseignant, être prêt à y dédier du temps
L’un des leviers de réussite de ce projet commun à deux établissements d’ESR tient à l’investissement des équipes pédagogiques, bien au-delà des volumes horaires prévus.
« Il ne faut pas sous-estimer l’investissement que demande ce projet pour les enseignants. Le nombre d’heures explose », avertit Ludivine Bardet.

Des heures supplémentaires que l’équipe pédagogique n’a pas comptées. Une démarche qui a permis de rester dans le budget fixé : 10 000 euros, principalement pour financer le déplacement des étudiants et quelques équipements. « Nous savions qu’un petit budget était une condition pour que le projet soit renouvelable », souligne Yannick Stara.
« Le résultat était ambitieux, mais il a peut-être manqué une poignée d’heures pour le finaliser, estime l’enseignant. Ce travail, qui fait rayonner les IUT et nos régions, a été remarqué par nos directions respectives qui financeront un tiers d’heures en plus l’année universitaire prochaine. »
9. Utiliser les nouveaux outils numériques, comme l’IA, mais accompagner leur usage
Le développement technique du projet a reposé en partie sur l’usage de l’intelligence artificielle. « Les étudiants n’étant pas développeurs, l’IA était indispensable pour créer Prosa », explique Ludivine Bardet.
Des étudiants se sont notamment abonnés à des outils comme Midjourney ou KlingAI, en complément des logiciels classiques de la suite Adobe.
« Nous avons croisé les réponses des différentes IA, raconte Yannick Stara. Il était hors de question de se faire piloter par l’une d’entre elles ! Nous avons voulu donner un cadre vertueux aux étudiants : nous nous devons d’interroger ces outils, car cette compétence est demandée en entreprise. »
Ludivine Bardet insiste sur l’importance d’accepter « de ne pas toujours avoir la réponse. C’est rare qu’un étudiant puisse nous désarçonner, mais là, c’était le cas toute l’année. Nous avons dû remettre en question nos propres compétences et tester, apprendre à prompter ensemble. »
10. Faire le lien avec la recherche
Dès le départ, les porteurs du projet ont souhaité inscrire Prosa dans une dynamique de recherche. « C’est un projet IUT, mais que nous voulions associer à de la recherche pour que les étudiants ne tombent pas dans les travers technotechniques. Notre credo en tant qu’enseignants, c’est d’ouvrir les esprits, d’éclairer », explique Yannick Stara.
Lors du Congrès national de la recherche des IUT, en mars, malgré la diversité des thématiques abordées par les différents intervenants, le projet Prosa a « parlé à tout le monde ».
« Prosa semble parler davantage aux personnes à qui on le présente qu’aux jeunes qui le fabriquent », remarque Yannick Stara. Mais Ludivine Bardet en est persuadée : « Dans quelques années, ils se diront que ça avait du sens. »
Au-delà d’un article de recherche en pédagogie à venir, cette expérience fera l’objet d’une thèse, qu’entame Yannick Stara. « Mon expérience comme directeur des études, puis chef de département m’a donné envie d’interroger cette discipline avec les outils scientifiques. »