Vie des campus

Ils représentent les universités françaises à Bruxelles : un métier encore (trop) rare

Par Marine Dessaux | Le | Relations extérieures

Au cœur de la politique de l’Union européenne, quelques personnes ont la charge de défendre les intérêts d’un ou plusieurs établissements du supérieur français à Bruxelles. Alors que les enjeux sont de taille, les universités françaises sont encore peu représentées. Campus Matin est allé dans la capitale européenne à la rencontre de ces précurseurs.

Ils représentent les universités françaises à Bruxelles : un métier encore (trop) rare
Ils représentent les universités françaises à Bruxelles : un métier encore (trop) rare

Pour peser sur les décisions européennes, pour faire connaître ses champs d’expertise, ses travaux de recherche et technologies développées, pour mettre toutes les chances de son côté lors des appels à projets à destination de l’enseignement supérieur et de la recherche : c’est à Bruxelles qu’il faut être.

Karl Stoeckel, Odile Arbeit de Chalendar et Emmanuelle Gardan le confirment à Campus Matin qui est allé à la rencontre des enjeux européens lors d’une opération spéciale menée avec News Tank. « Il y a une réelle plus-value à être sur place : nous n’avons pas les mêmes types de contacts, nous récoltons des informations dites grises », explique Odile Arbeit de Chalendar, représentante de l'Université Gustave Eiffel dans la capitale belge de l’Union européenne.

« En étant sur place, nous obtenons des informations de première main sur les futurs appels à projets correspondant aux priorités de l’université, parfois avant le ministère », confirme Karl Stoeckel, son homologue, représentant d'Aix Marseille Université (AMU).

« Bruxelles est un espace où on peut profiter d’une densité exceptionnelle de réseaux européens. En moyenne, une fois par semaine, des opportunités de collaborations européennes émergent, souvent à l’occasion des appels à projets collaboratifs d’Horizon Europe, et parfois dans d’autres programmes tels qu’Erasmus+. Elles ne se concrétisent pas toujours, mais cela montre les opportunités offertes par une présence à Bruxelles, en plus du lobbying », détaille-t-il.

Leurs premiers pas dans la capitale européenne

Karl Stoeckel, est devenu représentant d’AMU à Bruxelles en février 2018 - © M. Dessaux
Karl Stoeckel, est devenu représentant d’AMU à Bruxelles en février 2018 - © M. Dessaux

C’est AMU qui a montré la voie, pour la France, en envoyant un représentant auprès des instances européennes à Bruxelles, dès janvier 2016. Une arrivée qui correspondait à une volonté marquée de la présidence de l'époque et qui perdure aujourd’hui. « L’arrivée d’Éric Berton à la présidence en 2020, après Yvon Berland, a confirmé que l’Europe est une constance dans l’ADN d’AMU : c’est une priorité forte », témoigne Karl Stoeckel.

Odile Arbeit de Chalendar retrace son arrivée, peu de temps après : « Historiquement, l’Ifsttar (Institut français des sciences des technologies du transport et des réseaux) est membre du deuxième cercle du Club des organismes de recherche associés (Clora) depuis 2006, ce qui signifie que l’établissement participait aux réunions d’information et recevait une lettre d’information régulière. Mais c’est à partir de 2016, dans le cadre d’une stratégie européenne renforcée que l’Ifsttar, aujourd’hui Université Gustave Eiffel, m’a déléguée comme représentante permanente à Bruxelles ».

Directrice de l’alliance d’universités Coimbra Group, Emmanuelle Gardan, a un poste différent : ce n’est pas les intérêts d’une, mais d’une quarantaine d’universités qu’elle défend au niveau de l’Union européenne. Elle a pris son poste en pleine pandémie, il y a un an et demi, mais son organisation existe depuis 36 ans !

Des missions qui se précisent dans le temps

Un travail de terrain qui permet l'élaboration d’un réseau et des missions qui évoluent au fil des années. « Mes missions se sont considérablement élargies depuis la mise en œuvre de l’Université Gustave Eiffel. Les secteurs de veille et les interlocuteurs se sont multipliés. En outre, si la recherche et l’innovation étaient déjà dans mon champ, l’enseignement supérieur s’est nouvellement ajouté », décrit Odile Arbeit de Chalendar.

« Avec le temps, mes missions se sont précisées, témoigne Karl Stoeckel. Une présence prolongée permet une meilleure acculturation aux usages et acteurs bruxellois, en rendant le lobbying plus ciblé et donc plus efficace. »

Le Bureau d’AMU à Bruxelles, hébergé dans les locaux de la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, au cœur du quartier européen, accueille d’ailleurs un chargé de représentation et d’affaires européennes en contrat de volontaire international depuis février 2020, afin de renforcer les missions et d’étendre son intervention à des politiques et programmes européens supplémentaires.

Une crise sanitaire qui limite les visites sur le campus…

L’une des missions primordiales pour tout représentant d’université : maîtriser les actualités, priorités et expertises de leur établissement sur le bout des doigts. Ce qui signifie des allers-retours fréquents … rendus impossibles par la crise sanitaire sur plusieurs périodes.

« En temps de Covid, nous limitons les déplacements, mais auparavant, je me rendais régulièrement à l’université, afin d’appréhender les directions sur lesquelles nous travaillons ou encore détecter si un rendez-vous institutionnel avec la Commission européenne, par exemple, peut être pertinent », explique Odile Arbeit de Chalendar.

Et Karl Stoeckel de décrire son fonctionnement : « En dehors des périodes de confinement, je me rends en moyenne une fois par mois à Marseille et Aix-en-Provence : pendant trois jours environ, des rendez-vous sont organisés avec la présidence de l’université pour faire le bilan et fixer les priorités des mois suivants, les directions de la recherche et des relations internationales et des chercheurs, directement au sein des unités de recherche. »

… Mais surtout l’informel

Au cœur des interactions à Bruxelles, l’informel est fortement réduit. « La crise sanitaire a un impact : on ne se voit plus, même si nous maintenons nos réunions hebdomadaires avec divers partenaires publics comme privés », rapporte Odile Arbeit.

Avant son poste actuel, Emmanuelle Gardan était directrice du secteur enseignement supérieur et recherche à l’Union de la Méditerranée, une organisation intergouvernementale de 42 pays d’Europe et du bassin méditerranéen - © M. Dessaux
Avant son poste actuel, Emmanuelle Gardan était directrice du secteur enseignement supérieur et recherche à l’Union de la Méditerranée, une organisation intergouvernementale de 42 pays d’Europe et du bassin méditerranéen - © M. Dessaux

Pour la référente de l’Université Gustave Eiffel, comme pour Karl Stoeckel, commencer à établir des relations avant la Covid a permis une continuité dans les échanges. « Pendant le confinement, les relations ont pu être entretenues en mode virtuel grâce au réseau établi avant la crise, affirme ce dernier. Avoir été familiarisé aux codes de Bruxelles avant la crise sanitaire a été décisif pour traverser les différentes périodes de confinement. L’enjeu est aujourd’hui de profiter de restrictions moindres pour reprendre un maximum de contacts. Mon collègue et moi passons autant de temps que possible à l’extérieur ou faisons venir des gens dans nos bureaux. »

Emmanuelle Gardan a, elle, pris son poste à Bruxelles au début de la pandémie et n’a pas pu bénéficier de ce temps précieux de réseautage en conditions normales, elle reste néanmoins positive : « Ce n’était pas un contexte idéal pour l’informel, mais j’ai une super équipe et j’ai tout de même pu obtenir en temps voulu des informations de première main et intégrer l’écosystème local, notamment par le biais des groupes de travail et réunions formelles avec la Commission européenne ».

La maison française pour la science, nouvelle terre d’accueil de représentants d’université ?

La représentante de l’Université Gustave Eiffel a pris ses nouveaux quartiers, cette fin novembre, dans la toute récente maison française pour la science, baptisée Maison Irène et Frédéric Joliot-Curie et qui va succéder au Clora.

« Notre présence au sein de la maison Joliot-Curie permet la connexion avec tous les membres de cette maison sur les secteurs de l’Esri. Cela signifie une forte mutualisation faite d’échanges et de travaux communs, des possibilités d’organisation d’événements communs, des collaborations en « circuit court » avec les collègues », apprécie Odile Arbeit de Chalendar.

Une terre d’accueil pour de nouveaux représentants d’universités françaises ?

Le nouveau bureau de la représentante française de l’Université Gustave Eiffel dans la Maison Joliot-Curie - © M. Dessaux
Le nouveau bureau de la représentante française de l’Université Gustave Eiffel dans la Maison Joliot-Curie - © M. Dessaux

Échanger en dehors d’un cercle franco-français

Nos interlocuteurs en témoignent : à Bruxelles, il faut éviter de s’enfermer dans un cercle franco-français.

« J’essaie de passer 80 % de mon temps avec des partenaires qui ne sont pas français. En plus des relations avec les interlocuteurs de la Commission européenne ou plus rarement du Parlement européen, l’objectif est d’entrer en contact avec des entités d’autres pays européens, car c’est la condition pour accroître les collaborations européennes », expose Karl Stoeckel.

« J’échange assez peu avec les représentants d’universités françaises, dit la directrice de Coimbra Goup. Je suis en revanche régulièrement en contact avec mes homologues d’autres associations européennes d’universités : l’EUA (Association européenne des universités), The Guild, la Leru, Yerun, etc. Nous nous allions sur certains sujets forts et cela nous permet de faire entendre notre voix sur les enjeux les plus stratégiques. »

Former des alliances

Travailler avec ses compatriotes peut néanmoins être l’occasion de faire prendre du poids à un projet, argumente Karl Stoeckel :« Avoir une présence propre à AMU nous permet, selon les sujets et les priorités fixées par la gouvernance de l’université, de former des alliances de circonstance avec d’autres universités françaises et européennes sur certaines questions stratégiques où nous avons un intérêt commun à agir, tels que le Brexit, le nouveau cycle pour l’espace européen de la recherche, etc. ».

Pourquoi cette absence d’autres universités françaises à Bruxelles ?

Des universités françaises tournées vers Paris

Malgré un constat d’intérêt stratégique fort, les universités françaises sont encore très rarement représentées individuellement à Bruxelles, mais sont aussi peu nombreuses à faire partie de groupements comme Coimbra Group qui informe de ce qui se joue au niveau européen, et permet de faire entendre la voix de ses membres auprès des institutions de l’UE. « Alors qu’à l’inverse, certains de nos membres appartiennent parfois à plusieurs réseaux ou alliances », observe Emmanuelle Gardan.

Pourquoi un tel désintérêt des acteurs du supérieur français ? D’après Ludovic Thilly, président du Coimbra Group et vice-président Alliance EC2U et réseaux européens à l’Université de Poitiers, le suivi de ces sujets sur place en temps réel est pourtant primordial.

«  Beaucoup d’universités françaises ont l’impression que c’est plutôt à Paris que tout se fait, ce qui n’est pas faux. Néanmoins beaucoup d’autres sujets passent par Bruxelles : les mesures européennes que voient alors arriver les universités en France, ce sont les conclusions finales donc ça y est, tout est figé. Réagir après la publication d’un brouillon de projet, c’est aussi presque déjà trop tard ! »

Le lobbying perçut comme incomptable avec le travail collectif ?

Karl Stoeckel émet une autre hypothèse : « Peut-être parce que le monde universitaire français estime encore trop souvent que le lobbying de chaque établissement est incompatible avec le travail collectif ? Cependant, on observe que les mentalités sont en train de changer assez vite. À côté des représentations collectives comme celle de la CPU, de plus en plus d’universités estiment qu’elles peuvent porter un message singulier, qui traduit leurs priorités propres, leurs forces particulières et leurs spécificités territoriales. »

L’UE devient également plus concrète grâce aux alliances d’universités européennes : « Les présidences s’y intéressent de près, souligne Ludovic Thilly, et la Commission en est consciente. Ce n’est pas anodin ».

Quels conseils et prérequis ?

Odile Arbeit de Chalendar a travaillé comme experte nationale détachée des systèmes transports intelligents - © D.R.
Odile Arbeit de Chalendar a travaillé comme experte nationale détachée des systèmes transports intelligents - © D.R.

« Les qualités, je pense, pour représenter un établissement du supérieur à Bruxelles sont des qualités de diplomatie de la recherche pour l’administration de la recherche dans un contexte multiculturel », indique Odile Arbeit de Chalendar à destination d’un potentiel référent d’université française.

Une expérience auprès des institutions européennes est par ailleurs un plus : « Mon profil d’ancienne d’experte nationale détachée, m’a permis d’apporter à mes collègues et à mon université une connaissance fine du fonctionnement interne de la Commission européenne et de l’écosystème et des contacts nombreux », souligne-t-elle par ailleurs.

Karl Stoeckel relève, lui, comme bonne pratique : « Le pilotage politique de l’Europe par les rendez-vous mensuels avec le président Éric Berton et plusieurs vice-présidents, qui permet une adaptation régulière des priorités et un ciblage plus fin de l’activité du bureau de Bruxelles ».