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« Nous, universitaires, on ne comprend strictement rien à l’université »

Par Théo Haberbusch | Le | Personnels et statuts

Julien Gossa est une figure critique bien connue du monde universitaire. Actif sur Twitter, blogueur, passionné par les datas, ce maître de conférences en IUT à l’Université de Strasbourg a profité de l'été pour finaliser un nouveau projet : il a créé la « Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche » (CPESR).

Celui qui estime que les enseignants-chercheurs, comme lui, ne comprennent « strictement rien à l’université » espère avoir créé le site qu’il aurait aimé trouver lorsqu’il a été élu au conseil d’administration de l’Unistra.

Campus Matin l’a longuement rencontré à Strasbourg.

« L’idée n’est pas de donner un avis supplémentaire, mais de mettre à disposition des ressources » - © Element5 Digital
« L’idée n’est pas de donner un avis supplémentaire, mais de mettre à disposition des ressources » - © Element5 Digital

« Le site que j’aurais aimé trouver lorsque j’ai été élu »

Qu’est-ce que la Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche (CPESR)  ? 

Julien Gossa a lancé la Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche - © D.R.
Julien Gossa a lancé la Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche - © D.R.

C’est un site de relais et de production d’informations sur l’ESR, le site que j’aurais aimé trouver lorsque j’ai été élu pour la première fois au conseil d’administration de mon université, l’Université de Strasbourg. 

L’idée n’est pas de donner un avis supplémentaire, d’autres le font déjà comme la CPU, Facs en lutte, Groupe Jean-Pierre Vernant ou Academia, mais de mettre à disposition des ressources et documents de référence, des actualités en temps réel et de produire des données. 

Si ça peut faire gagner quelques mois d’acclimatation à des collègues, qui comme moi se sont retrouvés dans le vide, et si ça peut les aider à devenir plus rapidement efficaces, donc favoriser l’autonomie des établissements, alors la plateforme aura atteint son but.  

Comment est née l’idée  ? 

Les bases ont été conçues à Marseille lors de ce qu’on a appelé un « barbecue ESR » lancé sur Twitter entre collègues qui discutaient sans se connaître. 

J’ai fait la synthèse et la partie technique, mais les constats et besoins sont ceux de toutes les personnes qui ont discuté du projet. 

Qu’est-ce qui vous a manqué en tant qu’élu et plus largement en tant que personnel universitaire  ? 

Il n’y a pas de guide

En réalité, en tant qu’universitaires, on ne comprend strictement rien à l’université. On a bien des formations sur l’histoire des sciences, mais jamais sur l’histoire des universités, ou sur la manière dont elles sont gérées.

Il faut des années pour découvrir ce que sont les RCE (responsabilités et compétences élargies), les EPST (établissements publics à caractère scientifique et techniques), les PAPé/RAPé (projets et rapports annuels de performance, dans le cadre du vote du budget)… 

Il n’y a pas de guide distribué aux nouveaux collègues, ni même aux nouveaux élus. J’ai découvert celui de Parfaire par hasard, alors qu’on aurait dû me le mettre dans les mains. Cela conduit à des méconnaissances.   

Par exemple, il est frappant de voir que beaucoup de collègues pensent encore que les postes sont gérés par le ministère, alors que c’est fini depuis 10 ans !  

À un autre niveau, lire Musselin et Picard (voir encadré), par exemple, est en réalité indispensable pour comprendre son métier, ses racines et son organisation, donc bien l’exercer. Un système qui se veut autogéré, autonome, ne peut pas se satisfaire d’une telle méconnaissance

Il y a un tel manque d’informations  ? 

Le système est en mouvement perpétuel

Oui, il y a eu un moment où j’ai eu l’impression de passer de l’autre côté du miroir, en découvrant les agences spécialisées (News Tank, dont Campus Matin est le site ouvert, et AEF). Il y a tous les jours des informations nouvelles sur ce qui fait l’Université comme appareil national : des décisions, des discussions, des rapports qui façonnent l’ESR.  

Le système est en mouvement perpétuel, et se tenir informé est en réalité un travail à plein temps.  

Cela crée un paradoxe : on peut soit pratiquer l’enseignement et la recherche, soit savoir ce qu’il se passe dans l’enseignement et la recherche, mais pas les deux à la fois. 

C’est pour cela que les journalistes connaissent souvent mieux le système universitaire que les universitaires : connaitre l’ESR est devenu un métier.  

C’est d’ailleurs une partie du métier de personnels administratifs, notamment les directeurs généraux des services, dont la connaissance des universités, appuyée sur un réseau de communication efficace, est tout à fait remarquable.  

Encore une fois, cette méconnaissance des informations sur l’ESR par ceux qui pratiquent l’enseignement et la recherche est incompatible avec la notion d’autonomie.  

« Les normes ne sont pas claires, les indicateurs jamais neutres »

Vous vous intéressez aussi beaucoup aux données, vous tenez même un blog sur le sujet… 

« Les universitaires » de Christine Musselin, a beaucoup intéressé Julien Gossa - © La Découverte
« Les universitaires » de Christine Musselin, a beaucoup intéressé Julien Gossa - © La Découverte

Partout, des gens font un travail formidable, que soit au SIES (service statistique du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche), à la DEPP (service du ministère de l'éducation nationale), à DataESR, à la Cour des comptes, les inspections générales, les médias spécialisés, ou dans les établissements pour préparer les bilans sociaux notamment. 

Mais si on prend l’exemple des bilans sociaux, ils présentent les chiffres soit nationaux, soit locaux, mais jamais les deux à la fois, alors que c’est ce qui est nécessaire pour comprendre. 

En plus, les normes ne sont pas claires, les indicateurs jamais neutres, et les présentations changent au cours du temps.   

Globalement, les établissements ne respectent pas leur obligation de publication de leurs données administratives en open-source, qui de toutes façons ne seraient pas bien normalisées, donc difficilement exploitables. 

Certaines choses ne sont même jamais mesurées, parce qu’on n’a pas le temps ou qu’on ne sait pas faire, ou que les mesures restent au sein de réseaux professionnels sans être publiées. 

On est donc nombreux à refaire le même travail chacun dans notre coin : refaire de petites stats, de petites collectes de données, pour voir telle ou telle chose. C’est extrêmement chronophage, et surtout très peu solide. Là encore, c’est un frein majeur à l’autonomie. 

Est-ce un site pour les enseignants-chercheurs ou pour toutes les catégories de personnels  ? 

Je veux être le moins sectaire possible, mais c’est le site d’un enseignant-chercheur… Si je reçois le renfort de chercheurs ou de Biatss, les contenus pourront être plus adaptés à leurs préoccupations.  

Quelles sont vos sources  ? 

Le site fonctionne comme un agrégateur. J’héberge déjà les datas que je produis sur Github, la bibliographie provient d’un groupe Zotero, et la veille provient de flux RSS.  Enfin un serveur Discord permet de faire vivre la communauté de ce site.  

Quelles perspectives voyez-vous pour votre initiative  ? 

Une idée de long terme serait de pouvoir décliner la CPESR en outil intranet pour des équipes d’élus, en leur fournissant des tableaux de bord et des logiciels collaboratifs intégrés. Le type d’instruments que j’aurais, là encore, aimé recevoir en tant qu’élu. 

À terme aussi, pourquoi pas combler le trou existant actuellement en matière d’édition scientifique sur le sujet de l’ESR, puisqu’il n’existe pas de revue pleinement spécialisée sur ce sujet ? Quand j’ai démarré comme élu, il m’a fallu deux ans pour identifier les dix rapports incontournables à lire  ! 

 « Je n’avais aucune influence sur les décisions prises en CA », déplore Julien Gossa - © Unistra
« Je n’avais aucune influence sur les décisions prises en CA », déplore Julien Gossa - © Unistra

En juin dernier, vous avez démissionné du conseil d’administration de l’Unistra, où vous étiez élu d’opposition. Pourquoi ce choix  ? 

La démission est en réalité quelque chose d’assez intime. Nous sommes nombreux à avoir démissionné, mais sans doute pas pour les mêmes raisons. En ce qui me concerne, il s’agit d’un double constat.

  • Premièrement, je n’avais aucune influence sur les décisions prises en CA : je n’y aurais jamais travaillé que les délibérations auraient été strictement identiques.
  • Deuxièmement, l’enquête que j’ai menée auprès des personnels confirme ce que les indicateurs démontrent : ces délibérations sont mauvaises pour les personnels et leurs missions. 

Dès lors, la démission était la seule issue intègre possible. 

Conseilleriez-vous à des collègues de se présenter à des élections dans les conseils centraux de leur université ?

Il serait tentant de répondre « Bien sûr, allez-y, engagez-vous dans votre établissement, il a besoin de vos forces et de votre avis ». La réalité est plus complexe, surtout depuis la LRU, et cela dépend beaucoup de l’esprit de l’établissement. 

On peut facilement s’épuiser pour rien

Les élus, qu’ils soient dans les conseils centraux ou dans les composantes, peuvent avoir beaucoup de marge de manœuvre ou pas du tout, et donc être très utiles ou au contraire très dangereux, s’ils en arrivent à donner un vernis démocratique à une politique contraire à leurs intérêts. 

Surtout, on peut facilement s’épuiser pour rien. 

De plus, je considère mon implication dans les conseils comme un échec. Je n’ai donc aucun conseil à donner. Cependant, je pense qu’il devient indispensable de sortir des postures et illusions, et que les modèles de gouvernance soient clairement décrits et revendiqués : l’hypercentralisation, soit, mais qu’on le dise.  

Et puis plutôt que de se présenter aux élections, pourquoi ne pas faire vivre la démocratie, tout simplement en interpelant les élus ?  

Ses conseils de lecture

« J’ai commencé par lire « Les universitaires » de Christine Musselin, qui a donné du sens à beaucoup de choses que je vivais, et je suis dans « La grande course des universités », que je trouve très agréable.

Le séminaire Politique des sciences m’a aussi beaucoup ouvert l’esprit, ainsi que les travaux de Marie-Virginie Léon sur les acteurs des fusions.

Le rapport Aghion-Cohen « Education et croissance » m’a rendu cynique, et « Entre executive shift et gouvernement à distance » de Natacha Gally m’a fait comprendre des choses importantes.

La lecture d’Emmanuelle Picard et des rapports sur les colloques de Caen m’ont rendu très humble : nous ne sommes qu’une époque, qui s’inscrit dans une longue histoire, avec beaucoup de redites.

Tout en connaitre est illusoire, mais il y a un réel plaisir à découvrir le monde universitaire et son histoire, et un peu de schadenfreude [joie malsaine] à réaliser que les innovations d’aujourd’hui ont été décrites il y a 50 ans, et que les questions se posaient déjà bien avant ça."