Numérique

Faire cours à l’ère de l’IA : paroles d’enseignants-chercheurs


Alors que l’usage des outils d’IA s’est répandu dans le supérieur, des enseignants-chercheurs témoignent des changements qu’ils ont mis en place pour s’adapter à ce nouveau contexte technologique.

Campus Matin consacre un dossier à la place des outils IA dans l’enseignement supérieur. - © Canva
Campus Matin consacre un dossier à la place des outils IA dans l’enseignement supérieur. - © Canva

Depuis le lancement de ChatGPT par OpenAI en novembre 2022, les intelligences artificielles génératives se sont fait une large place parmi les outils utilisés dans l’enseignement supérieur.

Selon un rapport de juillet 2025 commandé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, 79 % des étudiants utilisent ainsi l’intelligence artificielle au moins deux fois par mois dans le cadre de leurs études (34 % tous les jours). Les enseignants sont, pour leur part, 64 % à l’utiliser au moins deux fois par mois à des fins professionnelles (21 % tous les jours et 50 % de manière hebdomadaire).

Cette adoption massive a conduit de nombreux enseignants-chercheurs à faire évoluer leurs pratiques pédagogiques pour tenir compte des usages étudiants et, de plus en plus, pour explorer le potentiel de ces technologies dans un contexte d’apprentissage.

Des pratiques pédagogiques en évolution

« Aujourd’hui, les débats qui traversent la communauté éducative portent surtout sur l’évaluation », constate Gaël Lejeune, maître de conférences en informatique à Sorbonne Université. Il s’agit en effet de garantir que les objectifs des formations dispensées continuent d’être atteints et que les étudiants entrent dans le monde professionnel avec les compétences nécessaires.

Gaël Lejeune est maître de conférences à Sorbonne Université. - © D.R.
Gaël Lejeune est maître de conférences à Sorbonne Université. - © D.R.

« Nous avons besoin que les étudiants apprennent à réfléchir. Quel que soit le domaine, il est essentiel qu’ils puissent comprendre et expliquer ce qu’ils font », insiste-t-il.

Pour s’en assurer, certains enseignants repensent non seulement leurs modalités d’évaluation, mais aussi leur manière de concevoir ou de mener leurs cours.

C’est le cas de Gaël Lejeune, qui a choisi d’autoriser l’usage de l’IA générative en classe tout en expliquant à ses étudiants comment l’utiliser de manière raisonnable et raisonnée.

« Je ne veux pas les empêcher d’y accéder en cours, car ce serait se mettre dans un cadre un peu irréaliste. Dans le monde réel, ils y auront accès. Il faut qu’ils sachent s’en servir correctement. Pédagogiquement, c’est ça l’enjeu », affirme-t-il.

Faire réfléchir les étudiants sur leurs usages de l’IA

L’enseignant-chercheur s’emploie donc désormais à introduire ses étudiants aux bons et aux mauvais usages de ces outils. « L’idée est de leur montrer les limites rencontrées lorsqu’on se contente de copier-coller des résultats. Il y a une méconnaissance de ce qu’il se passe, une incapacité à s’approprier les étapes d’un code produit, et un manque de recul sur la qualité du résultat », détaille-t-il.

Les IA peinent en particulier à justifier correctement leurs réponses. Il axe par conséquent une partie de son évaluation sur la capacité des étudiants à démontrer leur propre savoir-faire et leur compréhension du rendu effectué, en soulignant l’importance de ces compétences pour leur future vie professionnelle.

« Si, dans quelques années, ils sont programmeurs informatiques dans une entreprise et que leur programme dysfonctionne, ils en seront responsables. Ils doivent donc savoir ce qu’ils font », développe-t-il.

Concevoir les examens comme une mise en situation de travail :

« Qu’ils sachent utiliser l’IA de manière intelligente, éthique et responsable fait désormais partie des attentes des employeurs », souligne également Jean-Charles Cailliez, professeur de biologie cellulaire et moléculaire et vice-président Intelligence artificielle et Éducation de l’Université catholique de Lille.

Pour les enseignants, cela implique à la fois d’accompagner les étudiants dans leurs pratiques et de leur transmettre des connaissances, notamment sur les questions liées à la sécurité des données et à l’impact environnemental de ces technologies. Il les autorise, pour sa part, dans ses cours collaboratifs, où les étudiants peuvent par exemple recourir à l’IA générative pour rédiger des chapitres en petits groupes.

Quant à l’examen, il le conçoit comme une mise en situation de travail : « Je ne contrôle pas les connaissances. Je leur demande de répondre à des questions complexes en très peu de temps. Cela me permet de voir ce qu’ils ont compris ». Lorsque l’IA est mal employée, il repère souvent une moyenne de 20 à 30 % d’erreurs facilement attribuables à la machine.

Corriger les réponses de l’IA

Benyamin Shajari est professeur assistant à Excelia. - © CHRISTOPHER SALGADINHO
Benyamin Shajari est professeur assistant à Excelia. - © CHRISTOPHER SALGADINHO

Pour Benyamin Shajari, professeur assistant en « management intégré des achats et de la supply chain » à Excelia Business School, corriger les mauvaises réponses de l’IA avec les étudiants fait désormais partie intégrante du cours. Depuis deux ans environ, il n’interdit plus cette technologie en classe.

« Maintenant, je leur demande de l’utiliser comme un moteur de recherche pour certains exercices. Pour d’autres, je ne dis rien et je sais qu’ils vont l’utiliser », expose l’enseignant-chercheur. Une fois les travaux effectués, il engage une discussion visant à évaluer ce que les étudiants ont compris et la justesse de leurs réponses.

« Souvent, elles ne sont pas correctes. J’essaie alors de leur faire comprendre qu’il ne faut pas se contenter du premier résultat, mais réfléchir et apprendre de ses erreurs. Ce n’est que lorsqu’un sujet est maîtrisé que l’IA peut effectivement aider ».

Un gain de temps avec l’IA ?

Paradoxalement, l’utilisation de ces technologies, qui peuvent faire économiser du temps lorsqu’elles sont bien employées, tend plutôt, dans ce contexte, à ralentir l’avancée du cours puisqu’il faut désormais également « expliquer pourquoi la réponse de l’IA n’est pas bonne ».

En revanche, les outils d’IA lui permettent d’être plus efficace, notamment au moment de la préparation des cours.

« Là où il me fallait auparavant passer quatre jours pour trouver une étude de cas sur Internet, je peux aujourd’hui créer, en quelques minutes, une situation qui tienne compte de mes exigences en précisant, par exemple, le niveau des étudiants ou la difficulté que je souhaite », explique-t-il.

Cela ne lui fait pas forcément gagner de temps, puisque les heures de recherche économisées sont réinvesties dans l’amélioration de son cours. « Je travaille autant, mais je peux approfondir davantage, diversifier les exemples, trouver de nouvelles idées ou encore tester des présentations plus ludiques », détaille-t-il.

« L’IA ne fait que légèrement baisser la charge de travail globale »

Jean-Charles Cailliez est vice-président intelligence artificielle et éducation de l’Université catholique de Lille. - © guillaume leroy
Jean-Charles Cailliez est vice-président intelligence artificielle et éducation de l’Université catholique de Lille. - © guillaume leroy

Jean-Charles Cailliez fait un constat similaire concernant sa propre organisation et souligne la dimension « addictive » des LLM qui incitent les utilisateurs à prolonger leurs conversations parfois bien au-delà de ce qu’ils avaient anticipé. Il renvoie également à des études tendant à montrer que la charge de travail globale des enseignants utilisant l’IA ne baisse que légèrement.

C’est ce que suggèrent par exemple les données quantitatives de l’enquête « Science Teaching Survey 2024 » de la Royal Society of Chemistry menée sur des enseignants en sciences au Royaume-Uni. Ces derniers indiquent plutôt que le temps gagné est largement compensé par le temps consacré à l’apprentissage des outils et à la vérification des contenus générés.

Du temps pour appréhender les outils IA

Kristian Colletis-Wahl est maître de conférences en économie à l’Université Savoie Mont Blanc. - © D.R.
Kristian Colletis-Wahl est maître de conférences en économie à l’Université Savoie Mont Blanc. - © D.R.

« Pour l’instant, intégrer l’IA dans mes enseignements me coûte du temps, car j’interagis de façon complètement différente avec les étudiants », remarque de son côté Kristian Colletis-Wahl, maître de conférences en économie à l’Université Savoie Mont Blanc.

Déjà « défenseur de la pédagogie inversée », il voit dans l’IA un moyen d’enrichir sa pratique et de la rendre plus créative. « C’est comme si on réinventait une façon d’enseigner. Il faut tout remettre à plat, changer les plans de cours, la scénarisation… », se réjouit-il.

Cela implique également de s’auto-former sur différentes technologies pour sélectionner les plus adaptés à chaque usage et « ne pas s’enfermer avec un seul prestataire ».

La comparaison des ressources numériques est d’ailleurs un moment important de son cours, dans lequel il demande, entre autres, à ses étudiants d’effectuer des recherches avec différents outils pour qu’ils puissent se rendre compte que les résultats ne sont pas neutres, tout comme les théories économiques qu’il enseigne.

L’IA ne se substitue pas au professeur

Pour accompagner leurs apprentissages, Kristian Colletis-Wahl a aussi créé, avec ChatGPT, un « agent tuteur d’économie » accessible via Moodle capable de répondre de manière sourcée aux questions des étudiants.

« Je me suis rendu compte que dans bien des situations une IA non généraliste bien paramétrée, c’est-à-dire un agent qui a été nourri avec mes cours et mes documents, peut être bien meilleur, patient et disponible que moi. Bien sûr, il ne me remplace pas, il me complète », insiste-t-il.

Jean-Charles Cailliez observe pour sa part que les étudiants préfèrent parfois interroger un modèle de langage que leur professeur. Sur le forum qu’il utilise pour échanger avec ses 500 étudiants en première année de médecine, le nombre de questions est en constante diminution.

« Ils me disent qu’ils vont plutôt mettre une partie de mon cours sur ChatGPT pour qu’il leur réexplique ce qu’ils n’ont pas compris. Avec l’IA, il n’y a pas de peur du jugement », interprète-t-il. Restent sur le forum des questions auxquelles les IA n’ont pas su répondre de manière satisfaisante. Leur niveau a nettement augmenté ces dernières années, et il dépasse aussi celui des interrogations formulées en classe.

« Je vois qu’ils se servent de l’IA pour les retravailler et moi je l’utilise pour leur répondre. Avant je recevais de nombreuses questions complexes et je n’avais pas trop le temps de creuser. Aujourd’hui, l’IA me permet de répondre à beaucoup d’entre elles de manière très détaillée », poursuit-il.

Vincent Moriniaux est maître de conférences en géographie à Sorbonne Université. - © D.R.
Vincent Moriniaux est maître de conférences en géographie à Sorbonne Université. - © D.R.

L’évolution du forum montre, selon lui, que l’IA ne se substitue pas au professeur. Ce point est essentiel pour tous les enseignants-chercheurs interrogés, même si leurs pratiques diffèrent. Vincent Moriniaux, maître de conférences en géographie à Sorbonne Université, l’affirme clairement :

« Par principe, je ne l’utilise jamais pour me remplacer. À aucun moment, je ne lui demande ce qu’elle aurait écrit pour faire un cours. Je sais trop de quelles aberrations elle est capable. » Il s’en sert plutôt pour des « tâches répétitives et rébarbatives » d’ordre organisationnel (standardisation du format de données) ou pour calibrer des textes.

Ses cours n’intègrent pas, pour l’instant, de séance dédiée à l’IA, mais il aborde le sujet face à des tentatives de triche. « Quand je détecte un étudiant qui utilise mal l’IA, je lui mets zéro et je démontre en classe que je ne suis pas dupe, que c’était stupide et qu’il y avait moyen de faire intelligemment. Alors, je n’aurais rien eu à dire parce que je ne les empêche pas d’utiliser les moyens modernes. »

Il s’y auto-forme lui-même, comme beaucoup de ses collègues, et transmet ensuite ce qu’il a appris. Dans sa discipline, l’implémentation d’outils IA par les logiciels utilisés pour la cartographie entraînent notamment des changements dans son enseignement.

Mais cela n’est pas vraiment nouveau, rappelle-t-il : « Depuis quinze ans, à chaque fois qu’un nouvel outil automatisant certaines fonctions apparait, je me mets à jour et je l’enseigne. Il est vain de lutter », conclut-il tout en déplorant les difficultés rencontrées pour convaincre les étudiants d’adopter des pratiques qui servent réellement leurs apprentissages plutôt que de faire « aveuglément confiance à la machine ».