Enseignants dans le supérieur : comment ont-ils intégré l’IA dans leur pratique pédagogique ?
Préparer les enseignements, mettre en pratique la classe inversée, corriger les mémoires… Un enseignant-chercheur et deux responsables de programmes racontent comment ils ont intégré l’intelligence artificielle générative dans leur quotidien. Leur constat ? Ces assistants numériques permettent de gagner du temps, mais surtout d’améliorer la qualité de leur travail.

Des enseignements plus actifs, actuels et accessibles : c’est la promesse de l’intelligence artificielle selon trois enseignants d’établissements d’enseignement supérieur interrogés par Campus Matin.
Transformer les enseignements
Responsable des programmes data & IA à l’Efrei Paris, Salim Nahle a intégré l’IA dans l’ensemble de ses missions : de la création de contenus pédagogiques à la planification, en passant par l’animation des séances et l’évaluation. « J’utilise l’IA de manière systématique dans la préparation et la mise en œuvre de mes enseignements : cours, supports, TP, projets, QCM et quiz », détaille-t-il. L’objectif ? Rendre les étudiants acteurs de leur apprentissage.
En 2024-2025, il a transformé ses cours magistraux en séances d’apprentissage actif. Pour chaque séance, Salim Nahle prépare une série de questions couvrant les notions du cours. Les étudiants sont invités à y répondre en utilisant des ressources en ligne, et en particulier des outils d’IA générative. « N’importe quel étudiant peut être sollicité pour répondre, ce qui les pousse à s’impliquer davantage. De mon côté, j’interviens pour clarifier, corriger ou approfondir les notions clés. » Une posture bien accueillie par les étudiants qui, selon lui, favorise l’appropriation des concepts.

L’IA générative fait également partie intégrante du processus de conception pédagogique de Jad Eid, enseignant-chercheur en bio-informatique et biophysique à l’École de biologie industrielle (EBI). Il l’intègre dès la phase d’idéation, notamment pour créer des cas pratiques contextualisés autour d’enjeux actuels en biotechnologie. « Par exemple, j’ai conçu un TP sur l’analyse des inhibiteurs de protéines. L’intelligence artificielle m’a permis de générer rapidement plusieurs scénarios de cas cliniques fictifs. » Il l’utilise aussi pour reformuler des consignes pédagogiques de manière plus explicite, et donc plus accessible, ou générer des activités de remédiation à partir d’erreurs récurrentes.
« L’IA m’aide aussi à diversifier les formats d’exercices dans les évaluations et les travaux dirigés : elle peut générer des QCM à rétroaction immédiate, des schémas explicatifs légendés, ou encore des prompts d’analyse critique adaptés à différents niveaux de complexité », liste-t-il.
Mickaël Delamare, enseignant-chercheur en IA et éducation au sein de l’école d’ingénieurs Cesi, utilise l’IA principalement en amont de la conception pédagogique, notamment lors des phases de brainstorming ou d’idéation. « Elle me permet d’explorer un plus grand nombre de pistes et d’élargir le champ des possibles avant de structurer les contenus, qu’il s’agisse de cours, de supports ou d’évaluations », décrit-il.
Corriger, évaluer… et repérer les usages abusifs
La correction et l’évaluation peuvent elles aussi être facilitées par l’IA. Pour corriger des rapports de TP, projets ou devoir, Jad Eid l’utilise pour :
- reformuler les commentaires de manière plus claire, constructive et adaptée au niveau de l’étudiant ;
- structurer ses retours selon une logique progressive : points forts, points d’amélioration, conseils concrets pour progresser ;
- parfois même adapter le ton, en maintenant un équilibre entre exigence scientifique et bienveillance.
Il précise toutefois que l’expertise humaine reste centrale, comme le recommande l’Office français de l’intégrité scientifique dans ses points de vigilance pour chercheurs et enseignants. « L’IA n’est jamais utilisée en autonomie pour évaluer les étudiants, souligne l’enseignant-chercheur. Elle ne remplace ni la rigueur scientifique, ni le jugement pédagogique et encore moins l’appréciation du cheminement intellectuel d’un étudiant. »
Une vigilance que partage Christophe Dané, responsable du programme digital marketing à l’Institut de l’internet et du multimédia (IIM) du Pôle Lénonard de Vinci. « Si plus de 35 à 50 % du mémoire est écrit par l’IA, l’étudiant n’est plus auteur mais contributeur », affirme-t-il. Des outils comme Compilatio sont mobilisés pour mesurer ce ratio, au même titre que le plagiat.
L’enseignant utilise aussi l’intelligence artificielle pour accompagner la correction des mémoires. Ce qui ne dispense pas d’une vigilance accrue : « Nous sommes soumis à des contraintes académiques strictes. Il faut être précis, respecter les grilles d’évaluation et veiller à ce que l’étudiant ait suivi les règles, notamment celles du mode de citation APA. »
Christophe Dané recommande de demander aux étudiants de documenter leurs interactions avec l’IA, notamment via des annexes listant les requêtes ou prompts utilisés. « Cela permet d’évaluer la pertinence de la démarche et de croiser les sources - un élément clé du fact-checking. »
Plus qu’un gain de temps, un gain de qualité de travail
Au-delà des cours, les enseignants interrogés utilisent l’IA pour toutes sortes de tâches, administratives notamment : la rédaction et la gestion de mails, la conception de programmes pédagogiques, la planification de tâches, la synthèse de retours d’enquêtes et plus largement pour toutes les tâches d’idéation, de benchmarking ou de structuration de contenu et d’argumentaires.
« L’IA me fait gagner du temps, constate Salim Nahle. Mais c’est surtout la qualité de mon travail qui s’est améliorée : je peux aller plus vite, mais aussi plus loin dans mes réflexions, approfondir certains sujets, enrichir mes productions. Même en cas de surcharge ou de blocage, notamment tard le soir, j’ai désormais des outils à disposition pour m’aider à avancer, formuler, structurer. »
Même constat pour Jad Eid : « Je gagne environ 30 à 40 % de temps sur certaines tâches, que je réinvestis dans l’interaction humaine, le mentorat ou les relectures approfondies. »
Veiller à un usage responsable
À l’Efrei, Salim Nahle anime une formation à l’usage responsable de l’IA générative pour tous les personnels, dont les académiques. Il y aborde les enjeux éthiques, les précautions liées à la confidentialité, mais aussi les enjeux techniques : les fondamentaux du prompt engineering, la veille, la rédaction ou la structuration de dossiers.

« Je sensibilise systématiquement aux risques d’hallucination, de biais, de désinformation… J’insiste sur les enjeux de confidentialité et de protection des données, en particulier dans un contexte professionnel ou académique, et mets en garde sur la qualité et l’actualité des données utilisées ou produites. »
Concernant l’impact environnemental, il dit rester prudent : « Je ne suis pas en mesure de quantifier précisément l’empreinte carbone de ces outils, mais je sais, et j’explique, que l’entraînement et l’exploitation des grands modèles sont très énergivores. C’est pourquoi je sensibilise aussi à une utilisation sobre : bien formuler ses requêtes, éviter les usages inutiles ou systématiques, et comprendre que même des actions en apparence anodines (comme dire “merci” dans une conversation) peuvent mobiliser des ressources importantes. À mes yeux, la conscience de l’impact écologique et la maîtrise des usages vont de pair : c’est en développant une culture de l’IA raisonnée qu’on limitera les excès, tout en maximisant les bénéfices. »
Autre précaution : Salim Nahle choisit l’outil le plus approprié parmi différentes IA (Copilot dans Microsoft 365, ChatGPT, Gemini ou Mistral) en fonction de la sensibilité des données.
Jad Eid a pour sa part élaboré une charte personnelle d’usage responsable, fondée sur la sobriété numérique, la protection des données et la transparence. « Je reste très attentif à ne jamais inclure d’informations sensibles ou confidentielles dans les requêtes, ajoute-t-il. Ces usages correspondent à ce que la European university association identifie comme 'IA supportant la fonction académique', à condition de respecter les précautions éthiques, notamment vis-à-vis des données (voir la fiche pratique de la Cnil, 2025). »
En termes de transparence, Christophe Dané recommande de demander aux étudiants de documenter leurs interactions avec l’IA, notamment via des annexes listant les requêtes ou prompts utilisés. « Cela permet d’évaluer la pertinence de la démarche et de croiser les sources - un élément clé du fact-checking. »
Certaines pratiques sont volontairement exclues de l’activité de Mickaël Delamare, notamment l’utilisation d’outils en ligne pour traiter des documents contenant des données sensibles ainsi que la génération d’images ou de contenus multimédias à fort impact environnemental. Il recommande l’utilisation d’outils de sensibilisation comme compar :IA.
« Plus largement, il me semble nécessaire de promouvoir une IA respectueuse de la diversité linguistique et culturelle, en développant des jeux de données adaptés et en favorisant l’entraînement local de modèles spécialisés dans les domaines scientifiques », insiste-t-il.
L’IA comme levier de transformation
Ce qui rassemble ces trois pédagogues ? Une conviction : l’IA est bien plus qu’un outil d’optimisation. Elle transforme les postures des enseignants. « À mes yeux, l’IA ne doit pas être seulement un outil, mais un levier de transformation. Mon ambition est de contribuer à une intelligence académique augmentée, où l’enseignant garde l’autorité intellectuelle, mais enrichit sa palette didactique, scientifique et humaine grâce à des outils puissants - utilisés avec discernement, rigueur, et esprit de responsabilité », soutient Jad Eid. À l’EBI, il participe à la construction d’une culture de l’expérimentation responsable, où l’IA est intégrée dans les projets de fin d’études, les TP, les ateliers d’éthique…
Même encouragement à prendre le train en marche chez Salim Nahle : « Il existe encore une forte résistance ou méfiance dans certaines entreprises ou chez certains professionnels. L’IA générative n’est pas une mode passagère. Elle transforme déjà en profondeur nos manières de travailler, de créer, de décider. Mon conseil : apprendre à l’utiliser intelligemment. Il ne s’agit pas d’adhérer aveuglément, mais de comprendre, de tester, de s’équiper. »
Quel rôle de l’IA en support de la recherche ?
L’intelligence artificielle, et en particulier l’IA générative déployée en local (non connectée à Internet afin de garantir la conformité avec l’IA Act), occupe aujourd’hui « une place centrale » dans la pratique de recherche de Mickaël Delamare.
• Pour la bibliographie et l’analyse des sources, il utilise notamment des outils comme LMS Studio et des moteurs de recherche scientifiques couplés à des agents RAG locaux.
• Sur le plan analytique, l’IA joue un rôle d’assistant.
• En phase de mise en forme, l’IA accompagne des relectures exigeantes, autant sur le fond scientifique que sur la qualité rédactionnelle, avec une capacité d’adaptation stylistique en fonction du type de production (article scientifique, dossier AAP, présentation de projet).
• Pour cartographier les publications influentes, l’enseignant-chercheur favorise des outils complémentaires comme des agents RAG couplés à des bases documentaires locales, des outils bibliométriques, ainsi que des outils d’annotation automatique pour simplifier et accélérer les synthèses.
Dans les travaux de recherche de Jad Eid, l’IA est devenue à la fois « un assistant scientifique polyvalent et un accélérateur de compréhension des interactions moléculaires à l’échelle atomique ». Ces outils spécialisés permettent un criblage rapide de molécules et la conception de structures moléculaires.
Au-delà de cette dimension expérimentale, l’IA accompagne l’enseignant-chercheur lors de la revue de littérature, comme outil de veille pour explorer des concepts interdisciplinaires ou émergents. L’IA aide à cartographier rapidement les tendances, les controverses, et les gaps scientifiques.
« Je supervise attentivement tous ces usages pour qu’ils ne dénaturent pas la rigueur scientifique mais, au contraire, la renforcent. L’IA permet d’explorer plus largement, de gagner en rapidité, et surtout de réserver plus de temps à l’analyse critique, à l’interprétation et à la validation croisée. »